Charlie Chaplin
Charlot policier
Une parodie de roman
policier?
Le "Don Quichotte"
des romans policiers
L'écriture du roman
Un roman aux frontières
des avant-gardes
Bibliographie |
Contexte de
publication
En février 1923, le
manuscrit est confié aux éditions Gallimard. Il ne paraîtra
finalement qu'en 1925 chez l'éditeur Emile-Paul pour être réédité
en 1959 chez Albin Michel, après un toilettage qui rendra la langue
plus sobre et précise tout en abrégeant certains passages. A cette
occasion une préface sera ajoutée. Cette version est dédiée à
Vladimir Nabokov qu'Hellens avait rencontré et qui avouait une grande
admiration pour ce roman particulier.
Le texte avait été
rédigé en 1922 à Bruxelles peu après la publication de Mélusine
(1920), un roman onirique. C'est la même année qu'est lancée la revue
Le Disque vert et qu'est édité Bass-Bassina-Boulou, les aventures d'un
fétiche africain, sur le mode fantastique et picaresque. Il s'agit donc
d'une période expérimentale dans l'esprit nouveau découvert à la
Côte d'Azur et le roman est difficilement classable.
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Charlie
Chaplin
Hellens découvre le
comédien à Nice en 1917; il est aussitôt fasciné par "un rythme
contenu et comme stylisé par le rêve" et une gestuelle
accélérée.
Dans Mélusine déjà,
qui associe rêves et visions, on retrouve cette référence; par
ailleurs, un numéro spécial du Disque vert, sous la direction
d'Hellens et Michaux est consacré à Chaplin et intitulé
"L'école du mouvement": "Charlie est une ville.
Traversé par ses propres mouvements sans changer".
On se souviendra
également que Ghelderode dédie son Don
Juan de 1926 à Charlie Chaplin. C'est dire l'influence réelle
du comédien réalisateur à cette époque. Les liens entre Hellens et Ghelderode
sont par ailleurs avérés: ils ont participé tous
deux au Groupe du lundi et il faut se souvenir que c'est Hellens qui a
encouragé Ghelderode à publier Sortilèges.
Oeil-de-Dieu (dont
de nombreux éléments se trouvent déjà dans Mélusine) est
clairement influencé par Chaplin: le personnage principal, François Puissant - dont
le nom est une antiphrase - a un côté "pantin" accentué
dès le début, ce qui provoque un comique visuel en référence
à Charlot; on se souviendra, par exemple, du passage où, se rendant à
la gare et voulant alléger sa valise, il en sort tantôt les chemises,
tantôt les livres (p.43-44). Le langage syncopé et rudimentaire
du personnage le rapproche également d'une vision chaplinesque même
s'il s'agit aussi d'une référence à la sécheresse de
l'interrogatoire policier.
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Charlot
policier
Rappelons le point de
départ : François Puissant, employé de banque et fils de policier
fait un héritage. Influencé par la lecture de romans policiers, il
décide d'abandonner son emploi, sa femme et sa ville pour aller à
Paris et devenir une sorte de justicier.
Le roman oppose le
policier libre et volontaire, dont le type de référence pour François
est Sherlock Holmes, à la "police assise", représentée
par le père de puissant auquel celui-ci s'oppose violemment.
Les
détectives, ainsi se nomment les policiers libres, sont des
hommes intelligents et rusés, qui recherchent la vérité et
arrêtent les coupables par des calculs qu'il serait trop long
à t'expliquer. (p.10)
J'en ai lu un
[roman policier] où les voleurs et les assassins triomphent
toujours; ils roulent la police et même la rouent de coups
fameux. (...)Tiens, Méné, quand je pense à mon père, qui n'a
jamais quitté son bureau, qui parle de la morale comme s'il
s'agissait de sa fille ou de sa servante, sais-tu ce qui me
prend? Il me prend une envie de lui jeter mes livres à la
tête. (...)...j'ai ri en pensant aux tours d'Arsène Lupin.
C'est bien fait, et chaque fois que je verrai un détective
battu par un cambrioleur ou par un assassin, je me permettrai de
rire où il me plaît. (p.10-11) |
Mais il s'agit aussi
d'une critique du roman policier traditionnel dont les héros sont
"tristes" parce qu'ils n'ont pas pitié des victimes, occupés
uniquement de leur propre gloire. Puissant décide donc d'élargir
sa mission au combat contre la misère et l'injustice.
Les policiers,
et surtout les détectives volontaires, sont des gens
orgueilleux qui pensent plus à eux-mêmes qu'au bien de la
morale et de la société. Crois-moi, je les connais, je peux en
parler. Ce qu'ils veulent avant tout, c'est la gloire, c'est
d'être mis dans les livres, dans les journaux, aux cinémas,
pour qu'on vante leurs prouesses. Ainsi, Sherlock Holmes
lui-même, si tu l'entendais quand il conte ses histoires au
docteur: il ne parle jamais que de lui. Et un autre, nommé Juve,
il ne rêve que de succès; il se moque bien que Fantômas ait
démoli tout un morceau de Paris ou fait mourir de sa propre
main plus de cent personnes innocentes. (...) Moi, Méné, je
veux lire à l'intérieur des hommes, dans leur âme, et ne rien
dire du tout. Je t'assure même qu'ils n'ont aucune pitié des
victimes de leurs voleurs et de leurs assassins, ils n'en disent
jamais un seul mot, cela leur est égal que ces êtres
souffrent, c'est pour leur propre compte qu'ils agissent. Juve
entend les cris déchirants de la jeune fille égorgée et voit
le meurtrier qui s'enfuit. De quel côté crois-tu qu'il va se
précipiter? Vers la jeune fille? Pas du tout, c'est Fantômas
qu'il lui faut, la jeune fille peut crever! Je ne te raconte que
la vérité. Comprends-tu pourquoi je t'ai dit que tout cela
n'est ni faux ni malfaisant, mais triste? (p.12-13) |
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Une
parodie de roman
policier?
De nombreux éléments permettent
d'étayer cette hypothèse ; l'aspect caricatural est clair: panoplie
conventionnelle du détective que se procure Puissant, surnom calqué
sur d'autres - Oeil-de-Dieu fait penser, par exemple à Rouletabille -,
effets de grossissement...
Mais cela va plus loin qu'une simple
parodie, il s'agit réellement du contre-pied du véritable détective:
les victimes sont imaginaires, à caractère collectif ou symbolique (l'intelligence);
les interprétations fausses entraînant des quiproquos sont multiples;
le coupable prend vite figure d'une entité mystérieuse agitée par
l'ombre du père; Puissant voit des suspects partout sauf où ils sont
réellement.
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"Le Don
Quichotte des
romans policiers"
Les traits du détective glissent peu à
peu vers ceux du chevalier errant et également ceux du chef
charismatique inspiré à la fois par la figure romantique du justicier
tel Nick Carter et par celle du criminel populaire (Arsène Lupin, Fantômas).
Dans cette perspective, Mené, la nourrice
de François, devient une sorte de Sancho Pança, représentant la
sagesse populaire, notamment par son recours permanent aux proverbes.
Marcador, le chien, est une autre Rossinante tandis qu'Adélaïde fait figure de
Dulcinée. De nombreuses scènes peuvent être rapprochées du modèle
espagnol, comme celle de la lutte contre les voitures, voisine du combat
contre les moulins à vent:
Comme
il lançait ces paroles, il lui sembla entendre le grondement
des trains souterrains minant la rue et menaçant les
constructions d'une ruine prochaine. Tout à coup, un bruit
violent et bref s'éleva, suivi de cris et de hurlements. En un
clin d'œil, tout le mouvement s'arrêta et les trottoirs
déversèrent leur foule sur l'asphalte. OEil-de-Dieu, croyant
que les hommes l'avaient entendu et qu'ils s'élançaient à
l'assaut des monstres roulants, s'écria:
-
Hardi, Marcador, suis-moi, l'heure a sonné!
Et
il se jeta lui-même en avant. Mais la foule l'empêchait
d'avancer, et il commença à s'y frayer un passage avec les
mains, les pieds, la tête et les coudes, continuant de
vociférer de tous ses poumons:
-
En avant! À l'assaut des machines! Laissez-moi passer, c'est
moi qui vous conduis! Hardi, Marcador, à la gorge des
malfaiteurs.
Ces
cris et les mouvements désespérés que faisait Œil-de-Dieu
pour s'ouvrir une voie dans l'attroupement de plus en plus serré,
avaient détourné de son côté une partie des curieux qui
cherchaient le spectacle de la collision survenue entre un
autobus et un taxi. Quelques badauds, furieux de se sentir
bousculés et empêchés dans la foule, se jetèrent sur
OEil-de-Dieu pour le maintenir. Mais il se débattit, continuant
d'appeler Marcador et de jeter ses cris d'alarme. Le bruit
circula de la présence d'un fou, et en un clin d'oeil il se
produisit une volte-face; l'attroupement se disloqua pour se
reformer autour de celui qui ne cessait de vociférer des
paroles incompréhensibles.(p.107-108) |
Le comique naît de l'idéalisme
socialiste qui ne répond plus toujours à la complexité de l'histoire
ainsi que de la caricature du discours et du comportement syndicaliste et
politique.
Des différences apparaissent toutefois:
Puissant veut corriger les modèles, brûle et largue les romans. Par
ailleurs, chez Cervantès, réel et délire se chevauchent, créant une ambiguïté
entre raison et folie. En revanche le personnage d'Hellens adhère à
son rôle au point de terminer sa vie à l'asile.
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L'écriture
du roman
Il
s'agit d'une "sotie" au sens que Gide donne à ce terme.
L'alternance
de narration classique - du vue du point de vue personnel du personnage
- et de
lettres apporte un ralentissement du récit qui va jusqu'à la monotonie
et s'oppose à la vitesse chaplinesque de la narration.
Les
motifs (petits événements, traits significatifs qui se répètent)
donnent de l'épaisseur au récit, il s'agit des calepins des policiers,
du browning, de l'utilisation de la pipe puis de la flûte par Puissant
(référence au joueur de flûte de Hamelin), des affiches de Fantômas,
des taxis.
Les
jeux de langage sont fréquents comme les proverbes ou l'obsession du
mouchard qui donne lieu à cette scène étonnante:
Le
matin du troisième jour, Œil-de-Dieu jeta les yeux sur la fenêtre
d'en face et revit le matelas, appuyé au dos du lit et la
silhouette humaine penchée à la fenêtre du fond. Il patienta
quelques moments, intrigué par la position étrange de cette
femme qui se répétait si exactement, et inquiet de son
immobilité. Tandis qu'il se livrait à cette observation, il
fut distrait par un bruit minuscule, derrière lui. Il fit le
tour de sa chambre, se regarda en passant dans le miroir en
dodelinant de la tête comme un oiseau qui boit, et finit par
découvrir la cause du bruit. C'était le bourdonnement d'une
mouche empêtrée dans une toile d'araignée tendue dans l'angle
le plus obscur de la pièce. Au moment où il arrivait, la bête
sanguinaire fondait sur sa victime. Sans hésitation et avec le
plus grand sang-froid, il s'élança au secours de la mouche, se
cogna la tête au mur, mais parvint à saisir à temps l'insecte
entre l'index et le pouce.
Il inspecta ses ailes, ouvrit la fenêtre et rendit la liberté
à l'insecte en disant:
-
Retourne dans le grand espace et méfie-toi des mouchards ...
(p.98-99) |
Le
langage est marqué par la confusion entre niveau littéral et
métaphorique: l'intelligence, la voiture sont assimilées à des personnes
tandis que, dans le cas de la caissière d'un café, la confusion
s'instaure entre être humain et objet:
Une
épaisse fumée de tabac badigeonnait l'atmosphère d'une petite
salle de restaurant très basse de plafond. Une dizaine de
tables, dont quelques-unes étaient occupées; la lumière de
fenêtres avares éclairait mal, sur un tréteau placé contre
l'un des murs, l'énorme figure rouge d'une femme, émergeant
d'une monumentale enregistreuse nickelée qui se bombait comme
la poitrine et le ventre confondu d'un être dont le visage seul
paraissait de chair. OEil-de-Dieu s'arrêta, médusé, à
l'apparition de ce monstre immobile. Il demeurait là comme
Oedipe devant le Sphynx, quand une main se posa sur son épaule,
il recula, mais reconnut avec un soupir de soulagement le
voyageur qui lui avait révélé le crime odieux qu'il se
promettait de venger. (p.177) |
Par
ailleurs, le style de Puissant syncopé et minimaliste devient un tic
tandis qu'à l'opposé il use parfois d'un langage ampoulé, notamment dans ses
discours au chien.
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Un
roman aux frontières des avant-gardes
Mélusine,
écrit en 1917 et publié en 1920, est une suite de rêves à la
structure réaliste. On comprendra l'intérêt qu'il présenta pour les
surréalistes. Il est essentiel, selon Pansaers parce qu'il évoque la
mutation de visions issues du progrès technique et la robotisation
menaçante. Oeil-de-Dieu se situe dans cette veine
également, au confluent de plusieurs tendances
avant-gardistes.
D'abord,
il ne faut pas oublier qu'Hellens édita avec De Ridder et Van Hecke
notamment, Le Centaure, une revue qui porte le nom d'une
galerie, rue du Musée, où se tint la première grande exposition de
Magritte en 1927. Le personnage de Fantômas, évoqué par Puissant, est
d'ailleurs un "classique" du surréalisme que l'on retrouve notamment chez
Magritte et Desnos (Ballade de Fantômas).
Par
ailleurs, le prestige du futurisme, et surtout de Marinetti, correspondant
du romancier Georges Linze, était grand chez nous; on se souviendra que
Magritte disait avoir été particulièrement marqué par le catalogue
de la grande exposition futuriste qui avait eu lieu à Bruxelles peu
avant la 1ère guerre mondiale. Le peintre italien traite d'ailleurs ses
sympathisants belges de "disciples" dans Le futurisme
mondial en 1924 et il cite P.Bourgeois, F.Hellens, P.Neuhuys,
G.Linze...
Enfin,
il ne faut pas oublier qu'en 1917, Hellens a travaillé avec Archipenko
à un projet d'opéra cubiste. L'intérêt du romancier pour la peinture
l'a conduit à utiliser des techniques qui relèvent de l'art plastique.
Il a été notablement influencé par les Fauves et les cubistes.
Non,
Oeil-de-Dieu ne pouvait souffrir tant d'indifférence. Il
s'arrêta à l'abri d'un réverbère et embrassa du regard la
rue emprisonnée dans un réseau de fils électriques. La
roulette mordante des trolleys faisait jaillir des étincelles.
Plus loin, des milliers de fenêtres éclairées étaient
rangées aux murs sur cinq ou six étages; derrière chacune
d'elles, des hommes, dont le nombre s'additionnant formait une
proportion aussi grouillante que celle des trottoirs. A quelles
hauteurs osaient-ils se loger? Des derniers étages à la rue,
mille ennemis de feu et d'acier s'agitaient pour les broyer et
les brûler au passage. Des ascenseurs, partis comme des ballons, retombaient lourdement avec leurs charges. Les
chaudières sous pression éclataient, des roues dentelées
tournaient, des volants se rompaient, des échafaudages
compliqués s'effondraient, les lumières débordantes mettaient
le feu aux toitures, si ce n'était pas aux rez-de-chaussée,
isolant les étages. Les hommes roulaient sur les escaliers,
tombaient des fenêtres sur les trottoirs. Où plaçait-on les
cimetières ? Et l'humanité continuait d'avancer, de parler, de
rire, ne criait pas vengeance, mais s'efforçait au contraire
d'accélérer la rage de ces bandits de fer qu'ils nourrissaient
de leur sang. (p.106) |
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Orientation
bibliographique
De Haes F.,
"Lecture" in Franz Hellens, Oeil-de-Dieu, Bruxelles,
Labor, coll. Espace Nord, 2000
Weisgerber J. (dir.), Les
Avant-gardes littéraires en Belgique, Bruxelles, Labor, coll.
Archives du Futur, 1991
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