Littérature |
Don Juan au XXe siècle |
Au XXe siècle, outre le désir de comprendre le mythe qui devient le fait des psychanalystes comme Otto Rank, on retrouve le personnage dans différentes oeuvres qui nous le montrent comme un homme désabusé ou ambigu, un révolté politique (chez Brecht, par exemple). Deux tendances se développent: le retour vers la tradition ou le jeu avec le mythe, allant jusqu'à la dérision. Cette tendance se retrouvera chez Montherlant (La Mort qui fait le trottoir) . On remarque que plusieurs auteurs belges se sont également intéressés de près à Don Juan: outre Michel de Ghelderode et Charles Bertin dont il sera question de manière plus détaillée ci-dessous, on relèvera un Don Juan Tenorio de F.Forté en 1906, un Don Juan ridicule d'H.Van Offel en 1918, un Feu Don Juan de J.Welle et X.Falanseva en 1947,un Don Juan démystificateur de Franz Hellens en 1957 mais également Le Burlador de Suzanne Lilar créé en 1945 à Paris. L'auteur s'inspire de Tirso de Molina: Isabelle devient la maîtresse de Don Juan qui s'est fait passer pour son fiancé, Octavio. Mais, à partir de cette situation commune, S.Lilar inverse le mythe: Isabelle se voue à Don Juan au nom de la connaissance d'elle-même qu'il lui a révélée. De son côté, Juan est amené à comprendre la vanité de la répétition et à accepter la mort. C'est un héros mélancolique et vieillissant dont le départ volontaire apparaît comme une réussite spirituelle. Par ailleurs, l'érotisme féminin qui imprègne les paroles d'Isabelle sont à rapprocher de La Confession anonyme. Plus tard, Gérard Prévot publie La mise à mort qui obtint le prix "Malpertuis" en 1959 et Claire Lejeune donne Ariane et Don Juan, ou la rencontre de deux mythes
Il s'agit d'une pièce de jeunesse, "un drama-farce pour le music-hall" dédié à Charlie Chaplin et remanié à plusieurs reprises. Un soir de carnaval, un homme, déguisé en une sorte de Don Juan décrépi, échoue dans un bar appelé Babylone. Il n'y trouve que des épaves jusqu'à découvrir Olympia dont il tombe amoureux. Malgré les efforts de quatre clients, il passe la nuit avec elle mais reste insatisfait. Le lendemain Olympia est tuée. Arrive alors la vraie Olympia, couverte de gaze, qui révèle à Don Juan que la morte n'était qu'un mannequin. Elle l'incite à l'épouser moyennant de l'argent. Après la déclaration d'amour de Don Juan, elle s'effondre, morte, et on découvre, derrière la gaze, une vielle femme. Tous les comparses n'étaient en réalité que des figures de carnaval. La pièce se conclut par l'arrivée d'un homme vert, ancien Don Juan, qui prévient son "collègue" des dettes contractées, avant de montrer son visage de syphilitique. Le théâtre de Ghelderode opère la synthèse entre une certaine tradition (notamment dans le traitement du temps) et la modernité théâtrale. Les lumières, les sons rendent l'oeuvre baroque, tandis que, par certains côtés, elle touche au théâtre de l'absurde. C'est un théâtre anti-intellectuel total, de l'instinct et de la démesure. Le paratexte est intéressant dans la mesure où il représente une sorte de programme:
La démystification suppose la reprise des éléments du mythe pour les parodier (et, avec eux, les valeurs qu'ils représentent):
Le texte lui-même est "chimérique": la langue française est déformée, le jeu carnavalesque est permanent, le vocabulaire du théâtre est utilisé régulièrement... Par ailleurs, on remarquera que l'oeuvre est imprégnée de caractéristiques constantes dans le théâtre de Ghelderode:
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Se basant sur Tirso de Molina comme S.Lilar, Bertin centre l'intrigue sur trois personnages: Don Juan bien sûr mais aussi Isabelle et surtout Anna, dont le rôle n'était qu'anecdotique chez l'Espagnol. Il s'agit d'une pièce de femmes: Isabelle espère récupérer Juan, Anna mise sur la capacité qu'elle aura à se préserver grâce à un amour réciproque. Son échec se solde par la mort du Commandeur et le départ de Don Juan qui clôt la pièce. Cette version du mythe est inspirée de Rougemont qui, on l'a vu, considère Don Juan comme un anti-Tristan. Ainsi Don Juan sacrifie la spiritualité à la possession, l'avenir au présent; c'est l'homme des satisfactions immédiates. Dans cette pièce le dilemme du héros est de devoir choisir entre la possession immédiate et la satisfaction reportée. Nouvelle Iseut, Anne le supplie d'attendre, d'envisager l'avenir; c'est donc d'une promesse d'éternité qu'il s'agit. S'il accepte ce sacrifice, il renonce à son identité mobile et insaisissable; s'il refuse c'est qu'Anne est une femme comme les autres et la solitude sera éternelle. Le tragique vient de ce qu'il n'existe pas de solution intermédiaire. La pièce de Bertin va donc mettre en scène l'échec spirituel de Don Juan qui ne peut échapper à son destin de séducteur. Bertin face au mythe: d'une part, il s'inspire de la tradition et opère des connexions en reprenant
En revanche il élimine l'aspect social de l'oeuvre, mettant en scène deux désirs privés. De même, il supprime les doubles:
Ayant intériorisé ses doubles, Don Juan commet ses actes, en a conscience et en assume la responsabilité. Le rythme de la pièce est rapide jusqu'à la fin du dernier acte où il ralentit considérablement: la mort surgit en scène, entraînant immobilité et mutisme: tout est pétrification; les amants seront réunis par le souvenir de la tragédie et leur vie sera vouée à la mort. L'accent est mis sur la dimension séductrice du personnage qui passe par le langage, transparent et donc cruel, mais aussi par le regard; en effet, Don Juan tient les trois femmes sous son regard:
Le jeu des regards transparaît également dans le dialogue et les indications scéniques. En effet pour Don Juan, le regard est le pouvoir, ce qui explique le désir d'Isabelle d'inverser la situation et de dominer à son tour, ce qu'elle pourra faire seulement pendant le sommeil du séducteur. Anne, au contraire, rend regard pour regard et, sous les yeux de Don Juan, se découvre et découvre le monde. En quelque sorte, Don Juan acquiert une sorte de pouvoir divin. De cette façon, il connaît la solitude des héros contemporains, sans attachement à des valeurs collectives ou transcendantales. |