Littérature
Molière, Don Juan ou le festin de pierre (1665)
Comédie en 5 actes et en prose.

La scène est en Sicile, une île, c'est-à-dire un lieu clos qui donne la possibilité d'obstacles romanesques. Il semble bien que Dom Juan ait sa carrière de séducteur derrière lui: bien sûr, Elvire le poursuit mais les tentatives de séduction entreprises échouent. C'est un libertin que nous voyons en action, d'ailleurs certaines anecdotes sont reprises aux épisodes de la vie de célèbres libertins comme cette rencontre entre le chevalier de Roquelaure et d'un pauvre. D'ailleurs, Molière ne connaît-il pas des libertins comme La Mothe Le Vayer? Toutefois le courant libertin a connu le succès plutôt dans les années 1640, dès lors, Don Juan fait figure d'homme du passé.

Il semble que son point de départ soit à chercher dans une version italienne jouée en 1657: le Convitato di pietra joué en 1657 et dans lequel le valet Arlequin est un élément essentiel du spectacle. Le dramaturge français y aurait trouvé l'alliance du valet ridicule et du maître maudit, l'idée de la liberté choisie et de la punition divine.

La pièce de Molière est créée dans un contexte particulier, l'interdiction du Tartuffe.  Quoi qu'il en soit, le destin de l'oeuvre est étonnant: après 15 représentations, elle est retirée, alors même que Molière avait apporté des modifications dans le but de calmer ses pires ennemis - en vain, apparemment. Elle ne sera reprise qu'après la mort de l'auteur, dans une version remaniée - et peu intéressante - de Thomas Corneille. Mise à l'affiche au XIXe siècle, elle ne connaîtra vraiment le succès qu'au XXe siècle grâce aux lectures diverses qu'en ont faite des metteurs en scène de talent.

L'oeuvre et la situation historique

En 1665, Louis XIV détient le pouvoir personnellement depuis peu, il souhaite avant tout une concentration des pouvoirs et un abaissement de la noblesse. Dès lors, la révolte de Dom Juan paraît comparable à celle de la noblesse. De même, la rencontre du héros avec Monsieur Dimanche est une manifestation de la dépendance économique dans laquelle se trouve la noblesse face à la bourgeoisie. La normalisation suscite également les faux-semblants et la dissimulation qui marquent la société de Cour et vont de pair avec le rejet de l'anormalité qu'elle soit sociale, morale ou individuelle:

  • L'anormalité morale est un obstacle au centralisme. La fin de Dom Juan peut donc apparaître comme l'élimination du marginal, sa mort représentant dès lors le rétablissement de l'ordre divin et monarchique tel qu'on l'a vu précédemment dans l'arrestation de Tartuffe.
  • Sont également condamnées, deux tendances sociales qui contestent l'ordre établi, inattaquable parce que voulu par Dieu: le désir de vivre en marge de la majorité et la volonté de libérer ses pulsions individuelles en refusant les impératifs de la collectivité.
  • Enfin, Dom Juan et Sganarelle, personnages excessifs, s'excluent de la société par leurs comportements individuels et sont condamnés pour cela.

Par ailleurs, même si Louis XIV est peu dévot, il considère la religion d'un point de vue politique et souhaite: 

  • réduire les velléités d'autonomie, par exemple des Jansénistes ou de la Compagnie du Saint-Sacrement dont le côté occulte peut laisser craindre une certaine subversion,
  • retirer l'Eglise française de l'autorité papale (gallicanisme),
  • lutter contre le protestantisme soupçonné de servir des intérêts étrangers et de véhiculer des idées démocratiques.

Dès lors, Louis XIV, dépendant de la situation, ne peut défendre Molière comme il le souhaiterait peut-être. 

L'oeuvre et son environnement culturel: entre baroque et classicisme 

Le but du roi est de domestiquer la pensée, cela passe par la "nationalisation" des pensions et la multiplication d'Académies qui corsètent les artistes dans une orthodoxie artistique.

Mais l'esthétique baroque et le classicisme coexistent et sont complémentaires, spécialement dans cette pièce: 

  • la construction repose sur un jeu d'oppositions (caractéristique baroque),
  • la pensée officielle (celle de la raison) s'oppose à la philosophie libertine de la relativité,
  • Dom Juan essaie de concilier permanence classique et changements baroques.

Dans les années 1665-1670, le théâtre est un genre complexe:

  • la tragédie, genre minoritaire, apporte une certaine tonalité à Dom Juan,
  • Dom Juan s'apparente à la tragi-comédie, genre "sérieux" dominant,  grâce au romanesque espagnol (cf. Le Cid de Corneille),
  • la comédie triomphe: on peut rattacher Dom Juan  à la comédie de moeurs, mais on retrouve aussi des épisodes farcesques dans la pièce,
  • enfin, Dom Juan emprunte certains traits au divertissement de Cour : les changements de décors et la machinerie finale par exemple.

Intérêt de l'oeuvre

  • Elle opère la synthèse des genres dramatiques.
  • Elle est liée à un itinéraire social: Dom Juan et Sganarelle sont en effet confrontés aux grands problèmes de leur temps.

La structure suivra deux fils conducteurs: le destin fatal du séducteur et l'affrontement entre Dom Juan et Sganarelle. Mais s'ajoutent à cela la confrontation du héros à l'amour, à la famille, à l'honneur, à la religion et à l'argent.

Tout ce contexte français explique les changements par rapport à la pièce de Tirso de Molina: 

  • plusieurs personnages sont supprimés, notamment féminins,
  • le thème surnaturel devient symbolique,
  • le personnage recherche plus l'obstacle que la tromperie,
  • Sganarelle est plus humain,
  • la révolte est celle du refus d'une société condamnée.

On remarquera que chacune des versions est inscrite dans l'époque et la société qui l'ont vue naître. 

Ces considérations préalables éclairent la place de la pièce dans l'oeuvre de Molière et montre que, loin d'être une pièce improvisée en raison des nécessités, elle s'y intègre: la coexistence baroque-classicisme justifie sa forme  apparemment insolite:

  • elle est libérée des contraintes d'unités: en prose, elle propose plusieurs décors, met en scène 17 personnages et dure 48 heures. Par ailleurs, l'action est constituée d'une série de rencontres, ce qui ne lui donne aucune unité,
  • elle respecte peu les schémas dramatiques habituels,
  • elle mélange les genres.

Son fond audacieux - la transformation du personnage en vrai libertin qui défend des thèses impies - n'est pas sans faire penser à celui de Tartuffe, notamment par l'ambiguïté du personnage de Sganarelle, bouffon défendant la religion mais se lamentant sur la perte de ses gages. 

Enfin, le personnage de Dom Juan fait penser à d'autres: d'une solitude provocante, défiant le genre humain, il ressemble à l'Alceste du Misanthrope, et, par son inconstance et ses déguisements, il évoque Jupiter dans Amphitryon. L'indignation que Molière dévoile à l'égard de la veulerie intellectuelle, la suffisance et la passion de la dépendance se retrouvent également dans des pièces mettant en cause des anomalies sociales comme Tartuffe mais aussi Le Malade imaginaire.

Dom Juan, une pièce libertine?

Elle suit en effet le principe de l'écriture libertine: laisser le lecteur, le spectateur juges avec seulement un guide. Tout dogmatisme est absent et la conclusion s'impose que toute vérité est impossible. On relèvera certains traits remarquables:

  • Sganarelle (joué par Molière à la création) est ridicule en défendant le bon sens et la piété élémentaire faite de dogmes simplistes. De la sorte, l'oscillation est permanente entre la légitimité du valet et celle du maître.  
  • La construction présente plus la linéarité d'une oeuvre romanesque que l'intrigue théâtrale.
  • Le sujet inverse l'intrigue  traditionnelle de la comédie: ici un jeune marié fuit le mariage, ce qui apparaît comme un scandale, une attaque contre un sacrement religieux et une institution garante de la famille et de la société.
  • Les attaques sont nombreuses contre l'honneur aristocratique, les devoirs filiaux, les vertus bourgeoises, la religion.
  • Le héros athée reste maître du jeu.

A partir de la seconde guerre mondiale, ce sera le rôle des metteurs en scène d'explorer ces différentes pistes pour donner leur interprétation de la pièce:

  • Jouvet, en 1947, veut montrer le paradoxe de l'aristocrate éclairé, liberté et cynique, "C'est l'angoisse de l'homme vis-à-vis de son destin. C'est de salut et de damnation qu'il est question dans le Dom Juan de Molière",
  • Vilar en 1953 ("Ce Dom Juan est un homme seul dont chaque geste et chaque mot sont comme l'exercice d'une liberté absolue" dit Barthes au sujet de la mise en scène de Vilar), Besson en 55, Bluwal dans son adaptation télévisée de 65 ("J'ai tout basé sur une espèce de quadruple, insurrection de Dom Juan contre son père: sous forme de Dieu, du roi, ... Toutes ces révoltes au nom d'une affirmation de la liberté pour l'homme") et Chéreau en 69 montrent un traître à sa classe, déterminé à affirmer la liberté de l'homme,
  • Caubère, en 78, choisit l'option du comique,
  • Vitez met en évidence l'hypocrisie du personnage en 79,
  • Boutté, en 80, met en scène un homme, hors du surnaturel, face à sa propre mort,
  • Planchon, la même année, développe la dimension religieuse,
  • Lassalle, en 93, transforme la pièce en un "roadmovie",
  • Weber, en 98, nous montre un malade expirant, las de tout

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