Le théâtre
de Ghelderode présente une série de constantes que l'on retrouvera
également dans cette oeuvre particulière.
1. La
langue
La langue de
l'auteur est très personnelle, truffée de belgicismes et de
flandricismes notamment. On remarquera ainsi:
-
l'influence
du bruxellois: "il fait triste, il fait sale" (acte
III, scène 38),
-
l'utilisation
de l'archaïsme qui crée un éloignement temporel: adverbes tombés
en désuétude, choix de termes anciens, formes interrogatives
inversées, suppression de l'article, changement de place des
adjectifs, emploi de temps désuets,
-
les jeux
sur les niveaux de langue,
-
l'incantation
verbale proche de la recherche musicale.
2. Les
obsessions de Ghelderode
-
la mort
qui provoque en lui à la fois une terreur panique et une fascination.
Perçue physiquement, elle se manifeste souvent dans son théâtre par
la présence de sortes de danses macabres. Par ailleurs, le lien est
fort entre désir érotique et mort (à cet égard, voir la mort
d'Olympia): si Ghelderode a peur de la mort, il a également peur de
la vie!
-
la femme
qui exerce répulsion et attirance. Ghelderode voit en elle la
tentatrice qui mène au péché et est donc à la fois crainte et
convoitée. A cette figure féminine, le dramaturge préfère la femme
rêvée, fantasme érotique qui ne suppose pas le passage à l'acte.
Roland Beyen fait d'ailleurs remarquer que presque tous les
personnages masculins du théâtre de Ghelderode sont des impuissants,
ce qui est également le cas de Don Juan. La misogynie se développe
encore dans la mise en scène d'héroïnes insatiables.
On retiendra cette conception de l'amour de Don Juan: "... la
plus azurée et roucoulante fable amoureuse s'achève par l'évocation
d'un bidet, d'un bidet, madame, fût-il d'or et en forme de coeur."
(IV, 48)
-
face
au clergé, la position de Ghelderode est ambiguë,
contradictoire: au désir de croire, à l'impossibilité d'adhérer à une
Eglise qui l'écoeure, s'allient l'angoisse de la damnation de l'impie,
son désarroi face au silence de Dieu. Tout cela explique une
attitude virulente contre le clergé dont il dénonce l'intolérance,
la cupidité et l'hypocrisie. Cela se traduit en termes dramatiques par
la présence de moines lubriques dans l'oeuvre.
-
l'antisémitisme
de Ghelderode est une conséquence de sa peur. Il se traduit par
l'utilisation de tous les stéréotypes en vigueur à son
époque.
3. Le monde
vu par Ghelderode
-
Le
monde, un vaste théâtre ou un théâtre de marionnettes?
Selon la tradition baroque, le monde est un théâtre (voir
Shakespeare). Chez Ghelderode, cette métaphore s'enrichit: ce
théâtre est peuplé de fantoches, de poupées, de mannequins, de
marionnettes et il se situe à la frontière entre humain et inanimé,
entre vie et mort.
Le théâtre de marionnettes devient la métaphore de la condition
humaine confrontée au problème existentiel.
-
Le
monde à travers le masque carnavalesque
La société est un éternel carnaval où chacun porte un masque.
Ainsi travestie, l'humanité révèle sa véritable figure: "Masqué,
tu es vrai" (Don Juan, IV, 34).
Le masque protège et démasque à la fois: il révèle la conception
d'un monde de mensonge et d'illusion. Comme d'autres pièces (Faust,
par exemple), Don Juan se déroule un jour de carnaval triste
et pluvieux, ce qui en fait une rupture avec l'image traditionnelle
d'une fête joyeuse.
Ce qui intéresse l'auteur, plus que la fête de régénérescence,
c'est la notion de "monde à l'envers" qui allie transgression
par le langage et profanation par la scatologie et la sexualité.
-
La vie
"une aventure cocasse et stupide"
Ghelderode a une vision fataliste et manichéenne du monde. Il
nous présente la condition humaine marquée par la crainte de Dieu, de la mort, du
sexe et de la religion.
S'il choisit des grands mythes comme Don Juan (ou Faust), il les désacralise,
faisant des héros des antihéros médiocres par le principe même de
l'inversion carnavalesque.
Ainsi, Don Juan est un petit bourgeois à l'habit élimé sous des
galons d'or qui entre dans un bordel portuaire minable. Victime de sa
légende, il se sent obligé d'affronter Olympia malgré sa répulsion
pour les femmes. Sganarelle est remplacé par des pantins, doubles de
Don Juan.
4. Un
théâtre entre tradition et modernité
-
De la tradition,
Ghelderode garde le traitement conventionnel du temps et du lieu ainsi
qu'une intrigue relativement traditionnelle. C'est un théâtre de
texte qui utilise notamment le monologue.
-
Mais c'est
aussi un théâtre qui parle aux sens, présentant des points
communs avec le "théâtre de la cruauté" d'Antonin
Artaud:
-
violence
et magie qui s'adressent plus aux sens qu'à l'entendement ou à
la raison,
-
action
immédiate et violente.
Toutefois,
Ghelderode, pessimiste et fataliste ne retient pas une vision du
théâtre comme une "thérapeutique de l'âme",
c'est-à-dire d'essence métaphysique et révolutionnaire. Au contraire,
il lui assigne une triple fonction:
-
morale:
montrer le vrai visage de la réalité aux hommes,
-
cathartique:
exorciser peurs et obsessions,
-
d'évasion:
échapper au réel.
-
Ombres
et lumières
Pour Ghelderode, le théâtre est avant tout un spectacle. Il accorde
donc une grande importance aux couleurs et formes pour créer une
atmosphère et donne des indications scéniques précises notamment
dans le domaine des couleurs d'éclairage.
On peut interpréter le contraste entre ombre et lumière comme la
métaphore de la quête de vérité des personnages. Par ailleurs, le
clair-obscur est propice à la naissance du fantastique et du
burlesque.
Il ne faut pas oublier que le regard du dramaturge est marqué par la
peinture, en particulier celles de Breughel, Ensor, Goya, Le Greco
et Velázquez (voir à sujet les indications scéniques au début d'Escurial).
-
Silences
et rumeurs
Le recours aux bruits, chants, musiques est important dans le
théâtre de Ghelderode où alternent bruits et silences. S'y ajoute
un langage incantatoire.
-
A
l'orée de l'absurde, un théâtre de chair et de sang
Par son refus de la psychologie et du réalisme, le théâtre de
Ghelderode est proche de l'antithéâtre.
Les emboîtements, multiplications
des plans, jeux de reflets... bouleversent les perspectives et
amplifient la dérision et la parodie. On retiendra ainsi la parodie
de suicide de Don Juan et le mime de duel de l'acte IV. On pourra
d'ailleurs relire Les Nègres de Genet.
D'après
A.-M.Beckers, Michel de Ghelderode, Labor, coll. Un livre, une
oeuvre, 1987
auquel ont été repris les titres et sous-titres.
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