Voltaire, Lettre à Damilaville

A Étienne-Noël Damilaville

Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 14 juillet 1766.

Vous allez être bien étonné, vous allez frémir, mon cher frère, quand vous lirez la relation que je vous envoie. Qui croirait que la condamnation de cinq jeunes gens de famille à la plus horrible mort pût être le fruit de l'amour et de la jalousie d'un vieux scélérat d'élu d'Abbeville ? La première idée qui vient est que cet élu est un grand réprouvé ; mais il n'y a pas moyen de rire dans une circonstance si funeste. Ne saviez-vous pas que plusieurs avocats ont donné une Consultation qui démontre l'absur­dité de cet affreux arrêté ? Ne l'aurai-je point, cette Consultation ? On dit que le premier président leur en a voulu faire des reproches, et qu'ils lui ont répondu avec la noblesse et la fermeté dignes de leur profession. C'est une chose abominable que la mort des hommes et que les plus terribles supplices dépen­dent de cinq radoteurs qui l'emportent par la majorité des voix sur les dix conseillers du parlement les plus éclairés et les plus équitables.

Je suis persuadé que si Sa Majesté eût été infor­mée du fond de l'affaire, elle aurait donné grâce.

Elle est juste et bienfaisante ; mais la tête avait tourné aux deux malheureux, et ils se sont perdus eux­mêmes.

Je vous conjure, mon cher frère, d'envoyer à M. de Beaumont copie de la relation avec le petit billet que je lui écris.

Je vous embrasse avec autant de douleur que de tendresse.