Voltaire, Commentaire sur le livre «  Des délits et des peines », X (1766)

On a dit, il y a longtemps, qu'un homme pendu n'est bon à rien, et que les supplices inventés pour le bien de la société doivent être utiles à cette société. II est évident que vingt voleurs vigoureux, condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l'État par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu'au bourreau que l'on paie pour tuer les hommes en public. [...] Ces condamnés sont forcés à un travail continuel pour vivre. Les occasions du vice leur manquent : ils se marient, ils peuplent. Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens. On sait assez que ce n'est pas à la campagne que se commettent les grands crimes, excepté peut-être quand il y a trop de fêtes, qui forcent l'homme à l'oisiveté, et le conduisent à la débauche. On ne condamnait un citoyen romain à mourir que pour des crimes qui intéressaient le salut de l'État. Nos maîtres, nos premiers législateurs, ont respecté le sang de leurs  compatriotes ; nous prodiguons celui des nôtres. [...]

Il y a des affaires criminelles, ou si imprévues, ou si compliquées, ou accompagnées de circonstances si bizarres, que la loi elle-même a été forcée dans plus d'un pays d'abandonner ces cas singuliers à la prudence des juges. Mais s'il se trouve en effet une cause dans laquelle la loi permette de faire mourir un accusé qu'elle n'a pas condamné, il se trouvera mille causes dans lesquelles l'humanité, plus forte que la loi, doit épargner la vie de ceux que la loi elle-même a dévoués à la mort.


Beccaria, Des délits et des peines (1764) "de l'inutilité de la peine de mort"

La rigueur du châtiment fait moins d'effet sur l'esprit humain que la durée de la peine, parce que notre sensibilité est plus aisément et plus constamment affectée par une impression légère mais fréquente, que par une secousse violente mais passagère. Tout être sensible est soumis à l'empire de l'habitude ; et comme c'est elle qui apprend à l'homme à parler, à marcher, à satisfaire à ses besoins, c'est elle aussi qui grave dans le cœur de l'homme les idées de morale par des impressions répétées.

Le spectacle affreux, mais momentané, de la mort d'un scélérat est pour le crime un frein moins puissant que le long et continuel exemple d'un homme privé de sa liberté, devenu en quelque sorte une bête de somme ; et réparant par des travaux pénibles le dommage qu'il a fait à la société. Ce retour fréquent du spectateur sur lui-même : « Si je commettais un crime, je serais réduit toute ma vie à cette misérable condition », cette idée terrible épouvanterait plus fortement les esprits que la crainte de la mort, qu'on ne voit qu'un instant dans un obscur lointain qui en affaiblit l'horreur.

L'impression que produit la vue des supplices ne peut résister à l'action du temps et des passions, qui effacent bientôt de la mémoire des hommes les choses les plus essentielles.

Règle générale : les passions violentes surprennent vivement, mais leur effet ne dure pas. Elles produiront une de ces révolutions subites qui font tout d'un coup d'un homme ordinaire un Romain ou un Spartiate. Mais, dans un gouvernement tranquille et libre, il faut moins de passions violentes que d'impressions durables.

Pour la plupart de ceux qui assistent à l'exécution d'un criminel, son supplice n'est qu'un spectacle ; pour le petit nombre, c'est un objet de pitié mêlée d'indignation. Ces deux sentiments occupent l'âme du spectateur, bien plus que la terreur salutaire qui est le but de la peine de mort. Mais les peines modérées et continuelles produisent dans les spectateurs le seul sentiment de la crainte.

Dans le premier cas, il arrive au spectateur du supplice la même chose qu'au spectateur du drame ; et comme l'avare retourne à son coffre, l'homme violent et injuste retourne à ses injustices.

Le législateur doit donc mettre des bornes à la rigueur des peines, lorsque le supplice ne devient plus qu'un spectacle, et qu'il paraît ordonné pour occuper la force, plutôt que pour punir le crime.

Pour qu'une peine soit juste, elle ne doit avoir que le degré de rigueur qui suffit pour détourner les hommes du crime. Or, il n'y a point d'homme qui puisse balancer entre le crime, quelque avantage qu'il s'en promette, et le risque de perdre à jamais sa liberté.

Ainsi donc, l'esclavage perpétuel, substitué à la peine de mort, a toute la rigueur qu'il faut pour éloigner du crime l'esprit le plus déterminé. Je dis plus: on envisage souvent la mort d'un oeil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d'autres par cette vanité qui nous accompagne au-delà même du tombeau. Quelques‑uns, désespérés, fatigués de la vie, regardent la mort comme un moyen de se délivrer de leur misère. Mais le fanatisme et la vanité s'évanouissent dans les chaînes, sous les coups, au milieu des barreaux de fer. Le désespoir ne termine pas leurs maux ; il les commence.

BECCARIA, Des délits et des peines, XVI (1764) Traduction anonyme, © éd. Flammarion