Hugo et les romantiques

En 1835, Hugo est célèbre même en Angleterre, c’est donc assez naturellement qu’une Anglaise, Madame Trollope, en voyage en France, s’informe de l’opinion que les Français ont du grand homme ; voici ce qu’elle rapporte dans Paris et les Parisiens :

Son amour pour les tableaux de vice et d’horreur, et son profond mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière de goût, soit en morale, pouvaient, à ce que je pensais, s’attribuer à l’esprit inquiet du siècle, et devaient infailliblement, d’après cela, obtenir la sympathie et les éloges de ceux qui eux-mêmes avaient déchaîné cet esprit.

Mais cela n’est pas. On reconnaît la sauvage vigueur de quelques-unes de ses descriptions, mais c’est là le seul éloge que j’aie entendu des productions de Victor Hugo dans le pays qui lui a donné le jour.

Même parmi les romantiques, les opinions ne sont pas unanimes.

 

Image d’Épinal pour commencer : Hugo voyageait quelquefois en compagnie de Nodier :

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La première fois que j’ai entendu le nom de Shakespeare, c’est à Reims, de la bouche de Charles Nodier. Ce fut en 1825, pendant le sacre de Charles X. […]

Le sacre eut lieu. […]

Le compartiment où nous étions, Charles Nodier et moi, touchait aux bancs des députés. Au milieu de la cérémonie, vers l’instant où le roi s’étendit à terre, un député du Doubs, nommé M.Hémonin, se tourna vers Nodier dont il était tout proche et, en posant le doigt sur sa bouche pour ne pas troubler l’oraison de l’archevêque, il lui mit quelque chose dans la main. Ce quelque chose était un livre. Nodier prit le livre et l’entr’ouvrit : 

– Qu’est-ce ? lui demandais-je tout bas ..

– Rien de bien précieux, me dit-il. Un volume dépareillé du Shakespeare, édition de Glasgow. […]

– Que ferons-nous ce soir, demandai-je à Nodier ?

Il me montra son bouquin anglais dépareillé, et me dit :

– Lisons ça.

Nous lûmes.

C’est-à-dire Nodier lut. Il savait l’anglais (sans le parler, je crois) assez pour déchiffrer. Il lisait à haute voix, et tout en lisant, traduisait. Dans les intervalles, quand il se reposait, je prenais l’autre bouquin conquis sur le chiffonnier de Soissons, et je lisais le Romancero. Comme Nodier, je traduisais en lisant. Nous comparions le livre anglais au livre castillan ; nous confrontions le dramatique avec l’épique. Chacun vantait son livre. Nodier tenait pour Shakespeare qu’il pouvait lire en anglais et moi pour le Romancero que je pouvais lire en espagnol. Nous mettions en présence lui le bâtard Falconbridge, moi le bâtard Mudarra. Et peu à peu, en nous contredisant, nous nous convainquions, et l’enthousiasme du Romancero gagnait Nodier, et l’admiration de Shakespeare me gagnait.

Choses vues, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p.1231

Lamartine est également un fidèle du début ; Hugo et lui sont nommés Chevaliers de la Légion d’honneur en même temps ; il donne des conseils au jeune romancier qui vient de publier Han d’Islande en 1823 : "Je le trouve aussi trop terrible ; adoucissez votre palette ; l’imagination, comme la lyre, doit caresser l’esprit ; vous frappez trop fort : je vous passe ce mot pour l’avenir." Il manifeste son admiration à l’égard de Notre-Dame de Paris en 1831 : "C’est le Shakespeare du roman, c’est l’épopée du Moyen Age […]. L’auteur grandit à mes yeux de mille coudées par ce livre ! Il est plus haut que vos tours de Notre-Dame." De même, il écrit, à propos des Voix intérieures le 10 juillet 1837 : " En vous lisant, je me sens fortement tenté de ne plus écrire de vers ; car il y a là des pages que l’on ne peut qu’admirer sans songer à les égaler." La publication des Misérables, en revanche, n’a pas son entière approbation : "Le livre est dangereux non seulement parce qu’il fait trop craindre aux heureux mais parce qu’il fait trop espérer aux malheureux." Mais on verra que ce roman s’attirera des critiques quasi unanimes.

(citations par S.Grossiord, Victor Hugo « Et s’il n’en reste qu’un… », Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1998)

 

Vigny lui aussi est sensible aux vers de Hugo : « J’ai dévoré vos Ballades, cher ami ; je les lis, je les chante, je les crie à tout le monde, car j’en suis ravi […] ! Après le sublime qui se rencontre si souvent dans vos odes, quel repos enchanteur en entrant dans ce pays magique! »

(citations par S.Grossiord, Victor Hugo « Et s’il n’en reste qu’un… », Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1998)

 

En revanche, Balzac n’aime pas Notre-Dame de Paris : « Je viens de lire Notre-Dame […], deux belles scènes, trois mots, le tout invraisemblable, deux descriptions, la belle et la bête, et un déluge de mauvais goût – une fable sans possibilité et par-dessus tout un ouvrage ennuyeux, vide, plein de prétention architecturale» Ruy Blas ne lui plaît pas davantage : « Ruy Blas est une énorme bêtise, une infamie en vers, jamais l’odieux et l’absurde n’ont dansé de sarabande plus dévergondée. […] Je n’y suis pas encore allé, je n’irai probablement pas» (Lettre à Mme Hanska)

(citations par S.Grossiord, Victor Hugo « Et s’il n’en reste qu’un… », Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1998)

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De son côté pourtant, Hugo semble considérer Balzac comme un ami et un génie, c’est lui qui se précipitera chez le romancier à l’agonie pour une dernière visite qu’il rapporte. C’est lui encore qui prononcera son éloge funèbre, dont voici un extrait :

Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir, et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine, livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie et qu'il aurait pu intituler Histoire... Livre qui est l'observation et qui est l'imagination ; qui prodigue le vrai, l'intime, le bourgeois, le trivial, le matériel et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit à bras le corps la Société moderne. il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. 

Hugo, chacun le sait, voulait être « Chateaubriand ou rien ». Dans sa jeunesse il rendait visite à son illustre maître, « pauvre petit diable, comme à l’ordinaire fort malheureux, avec ma mine de lycéen épouvanté », confronté à la méchanceté de madame de Chateaubriand. Aussi prend-il un malin plaisir à rapporter qu’à la fin de sa vie le grand précurseur était presque en enfance et qu’aux obsèques de son épouse : « Il alla au service funèbre et revint chez en riant aux éclats. “ – Preuve d’affaiblissement du cerveau, disait Pilorge. – Preuve de raison ! reprenait Édouard Bertin ; sa femme était très méchante, il était enchanté .” »

Quant à Sainte-Beuve, on sait que sa liaison avec Adèle Hugo fut fatale à une amitié qu’Hugo exprimait ainsi en juillet 1831 : « Je ne sais plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous êtes l’un des deux. […] Je vous aime en ce moment plus que jamais, […] je me hais d’être fou et malade à ce point » Dès 1834, dans un article de La Revue des Deux-Mondes consacré à Mirabeau, le critique mentionne Hugo et les « succès fatigués de ses derniers drames », « ce qu’il y a de fausseté dans sa puissance ». Ce qu’Hugo considère comme une preuve d’envie. Mais les critiques ne s’arrêtent pas, qu’il agisse de Ruy Blas : « Je n’ai pas vu Ruy Blas, ne le verrai ni ne le lirai. Je sais d’avance tout cela. […] L’effet, du reste, est mauvais. Il y a dérision publique, non seulement sur la pièce mais sur l’homme », de la réception d’Hugo à l’Académie Française en 1841 : « la fameuse réception et, comme je l’appelle, le sacre de Victor Hugo à l’Académie a eu lieu. Ç’a été lourd, de sa part, et tout simplement ennuyeux» Ironie du sort, c’est Hugo qui répondra à Sainte-Beuve quand, celui-ci, à son retour, deviendra académicien. De manière générale, Sainte-Beuve reproche à Hugo de ne faire cas que de puissance non pas la puissance de l’esprit, mais une force physique, une « carrure ».

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Alexandre Dumas naquit également quand « ce siècle avait deux ans » ; son amitié avec Hugo fut orageuse. C’est d’abord la rivalité au théâtre où l’un et l’autre sont les figures de proue du drame romantique. Mais c’est aussi, en 1830, la collaboration d’Hugo et Vigny pour modifier Christine tandis que l’auteur dînait avec ses invités :

Hugo et de Vigny prirent le manuscrit, m'invitèrent à ne m'inquiéter de rien, s'enfermèrent dans un cabinet, et, tandis que nous autres, nous mangions, buvions, chantions, ils travaillèrent... Ils travaillèrent quatre heures de suite avec la même conscience qu'ils eussent mise à travailler pour eux, et, quand ils sortirent au jour, nous trouvant tous couchés et endormis, ils laissèrent le manuscrit, prêt à la représentation, sur la cheminée, et, sans réveiller personne, ils s'en allèrent, ces deux rivaux, bras dessus, bras dessous, comme deux frères !

Te rappelles-tu cela, Hugo ?

Vous rappelez-vous cela, de Vigny ?

A.Dumas, Mes Mémoires, extraits du chapitre CXXXVII

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Mais la brouille est imminente  : un proche de Hugo accuse Dumas de plagiat pour Les trois Mousquetaires en 1833. Réconciliation et brouillent se succèdent ensuite : 1838, Hugo et Dumas fondent la Société des gens de lettres avec Balzac et George Sand. 1852, Dumas et Hugo trouvent refuge à Bruxelles après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Dumas accompagne Hugo à Anvers où ce dernier s’embarque pour l’Angleterre. Un poème des Contemplations évoque d’ailleurs le départ pour Londres (pour le lire). Dumas rend visite à Hugo à Guernesey et choisit de rentrer en France dès l’amnistie de 1857 ; Hugo adresse de violents reproches à son ami rentré en France et qui avait sollicité de Napoléon III la Légion d’Honneur pour Van Hasselt; les deux hommes ne se reverront plus. À la mort de son père, en 1872, Hugo écrit à A.Dumas fils :

Mon cher confrère,

J'apprends par les journaux que demain 16 avril, doivent avoir lieu à Villers-Cotterêts les funérailles d'Alexandre Dumas. Je suis retenu près d'un enfant malade, et je ne pourrai aller à Villers-Cotterêts. C'est pour moi un regret profond. Mais je veux du moins être près de vous par le cœur. Dans cette douloureuse cérémonie, je ne sais si j'aurais pu parler, les émotions poignantes s'accumulent dans ma vie et voilà bien des tombeaux qui s'ouvrent coup sur coup devant moi, j'aurais essayé pourtant de dire quelques mots. Ce que j'aurais voulu dire, laissez-moi vous l'écrire. […] 

Je ne l'avais pas vu depuis 1857. Il était venu s'asseoir à mon foyer de proscrit à Guernesey, et nous nous étions donné rendez-vous dans l'avenir et dans la patrie, en septembre 1870, le moment est venu ; le devoir s'est transformé pour moi : j'ai dû retourner en France. Hélas, le même coup de vent a des effets contraires. Comme je revenais dans Paris, Alexandre Dumas venait d'en sortir. Je n'ai pas eu son dernier serrement de main. Aujourd'hui je manque à son dernier cortège. Mais son âme voit la mienne. Avant peu de jours, bientôt je le pourrai peut-être, je ferai ce que je n'ai pu faire en ce moment ; j'irai, solitaire, dans le champ où il repose, et cette visite qu'il a faite à mon exil, je la rendrai à son tombeau. Cher confrère, fils de mon ami, je vous embrasse.

Victor Hugo

Pour terminer, cette relation de la "Bataille d'Hernani" par Théophile Gautier:

Une rumeur d’orage

Si elle raillait l’école moderne sur ses cheveux, l’école classique, en revanche, étalait au balcon et à la galerie du Théatre-Français une collection de têtes chauves pareille au chapelet de crânes de la comtesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu’à l’aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons couleur de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d’esprit et de talent célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s’écria au milieu d’un tumulte : " A la guillotine, les genoux ! " (…).

Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique, la rampe montait traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s’allumaient aux avant-scènes, et la salle s’emplissait peu à peu. Les portes des loges s’ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s’installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s’asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoiqu’on ait reproché à notre école l’amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait.

L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle ; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, dona Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :

Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier

Dérobé…

La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel.

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Grandville, La Bataille d'Hernani