La
littérature, qui n'est cependant pas
un pays habité par des gens simples, est pleine des plus naïves
légendes. C'est ainsi que l'on croit généralement que tous
les grands écrivains d'une période ont vécu dans un état de
parfaite amitié ou, tout au moins, de profonde estime réciproque.
Les professeurs de second ordre, qui n'estiment les lettres que
comme une école de morale, une méthode éducatrice, n'hésitent
pas à nous décrire les sentiments d'admiration respectueuse
qu'éprouvaient l'un pour l'autre Molière et Racine, Boileau et
La Fontaine, et même Bossuet et Fénelon, Jean-Jacques Rousseau
et Voltaire. […] Quant à Victor Hugo, il est convenu que tous
ses contemporains l'ont admiré, l'ont adoré ; qu'il ne
rencontra jamais un contradicteur, sinon dans la plus basse
classe des politiciens ou des littérateurs ; qu'il fut un
dieu, devant lequel les bons esprits du dix-neuvième siècle se
trouvaient honorés d'être admis à agiter l'encensoir .
Le
culte de Victor Hugo, cependant, s'il a existé réellement,
pratiqué surtout par des parasites pieux, qui vivaient de cet
autel, a toujours rencontré de nombreux contradicteurs. On peut
admirer un homme et le tenir pour un grand poète, sans se
croire tenu de tomber à genoux devant lui ou de se découvrir
quand on prononce son nom, ainsi que faisaient les Espagnols
autrefois quand ils nommaient Dieu ou le Roi.
Remy de Gourmont, "Verlaine et Victor Hugo", Promenades
littéraires, Mercure de France, 1904 |