Quand
on pense aux États-Unis d'Amérique, une figure majestueuse se lève
dans l'esprit, Washington.
Or,
dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment
:
Il
y des esclaves dans les États du sud, ce qui indigne, comme le
plus monstrueux des contresens, la conscience logique et pure des
États du nord. Ces esclaves, ces nègres, un homme blanc, un
homme libre, John Brown, a voulu les délivrer. John Brown a voulu
commencer l’œuvre de salut par la délivrance des esclaves de
la Virginie. Puritain, religieux, austère, plein de l'évangile, Christus
nos liberavit, il a jeté à ces hommes, à ces frères, le cri
d'affranchissement. Les esclaves, énervés par la servitude,
n'ont pas répondu à l'appel. L'esclavage produit la surdité de
l'âme. John Brown, abandonné, a combattu avec une poignée
d'hommes héroïques; il a lutté; il a été criblé de balles,
ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombés morts à ses côtés,
il a été pris. C'est ce qu'on nomme l'affaire de Harpers's
Ferry.
John
Brown, pris, vient d'être jugé, avec quatre des siens, Stephens,
Copp, Green et Coplands.
Quel
a été ce procès? Disons-le en deux mots.
John
Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermées, un
coup de feu au bras, un aux reins, deux à la poitrine, deux à la
tête, entendant à peine, saignant à travers son matelas, les
ombres de ses deux fils morts près de lui; ses quatre coaccusés,
blessés, se traînant à ses côtés, Stephens avec quatre coups
de sabre; la « justice » pressée et passant outre : un attorney
Hunter qui veut aller vite, un juge Parker qui y consent, les débats
tronqués, presque tous délais refusés, production de pièces
fausses ou mutilées, les témoins à décharge écartés, la défense
entravée, deux canons chargés à mitraille dans la cour du
tribunal, ordre aux geôliers de fusiller les accusés si l'on
tente de les enlever, quarante minutes de délibération, trois
condamnations à mort. J'affirme sur l'honneur que cela ne s'est
point passé en Turquie, mais en Amérique.
On
ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde
civilisé. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les
juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés
possesseurs d'esclaves, et toute la population virginienne y
songent, on les voit. Il y a quelqu'un.
Le
regard de l'Europe est fixé en ce moment sur l'Amérique.
John
Brown, condamné, devait être pendu le 2 décembre (aujourd'hui même).
Une
nouvelle arrive à l'instant. Un sursis lui est accordé. Il
mourra le 16.
L'intervalle
est court. D'ici là un cri de miséricorde a-t-il le temps de se
faire entendre?
N'importe!
le devoir est d'élever la voix.
Un
second sursis suivra peut-être le premier. L'Amérique est une
noble terre. Le sentiment humain se réveille vite dans un pays
libre. Nous espérons que Brown sera sauvé.
S'il
en était autrement, si John Brown mourait le 16 décembre sur l'échafaud,
quelle chose terrible!
Le
bourreau de Brown, déclarons-le hautement (car les rois s'en vont
et les peuples arrivent, on doit la vérité aux peuples), le
bourreau de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge
Parker, ni le gouverneur Wyse, ni le petit État de Virginie; ce
serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande république
américaine tout entière.
Devant
une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la
vénère, plus on l'admire, plus on se sent le cœur serré. Un
seul État ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les
autres, et ici l'intervention fédérale est évidemment de droit.
Sinon, en présence d'un forfait à commettre et qu'on peut empêcher,
l'union devient complicité. Quelle que soit l'indignation des généreux
États du nord, les États du sud les associent à l'opprobre d'un
tel meurtre; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie
commune le symbole démocratique, nous nous sentons atteints et en
quelque sorte compromis; si l'échafaud se dressait le 16 décembre,
désormais, devant l'histoire incorruptible, l'auguste fédération
du nouveau monde ajouterait à toutes ses solidarités saintes une
solidarité sanglante; et le faisceau radieux de cette république
splendide aurait pour lien le nœud coulant du gibet de John
Brown. [...]
Au
point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable.
Il ferait à l'Union une fissure latente qui finirait par la
disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât
l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ébranlerait
toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais
vous tuez votre gloire.
Au
point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumière humaine
s'éclipserait, que la notion même du juste et de l'injuste
s'obscurcirait le jour où l'on verrait se consommer l'assassinat
de la Délivrance par la Liberté.
Victor
Hugo,
Actes et Paroles, 2 décembre 1859 |