L’expulsion

Victor Hugo est en Belgique au moment de la Commune de Paris. Indigné par les représailles et par le ton de certains hommes politiques belges voulant « empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’hommes et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées », il publie dans l’Indépendance belge une lettre sur la Commune qui se termine de cette façon :

Cet asile que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l'offre. 

Où ? en Belgique.

Je fais à la Belgique cet honneur. 

J'offre l'asile à Bruxelles.

J'offre l'asile place des Barricades, n° 4.

Qu'un vaincu de Paris, qu'un homme de la réunion dite Com­mune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n'ai jamais approuvée, qu'un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s'il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j'ouvre. Il est dans ma maison. Il est inviolable.

Est-ce que, par hasard, je serais un étranger en Belgique ? Je ne le crois pas. Je me sens le frère de tous les hommes et l'hôte de tous les peuples. [...]

La gloire de la Belgique, c'est d'être un asile. Ne lui ôtons pas cette gloire.

En défendant la France, je défends la Belgique.

Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi.

Dans tous les cas, j'aurai ma conscience.

Les réactions sont rapides : des « blousons dorés » jettent des pavés contre les fenêtres de la maison de la place des Barricades. La petite Jeanne est presque touchée. La police n’intervient qu’après le départ des émeutiers. La famille doit déménager. La réaction politique tombe finalement : Hugo est expulsé.

LÉOPOLD II, roi des Belges. 

À tous présents et à venir, salut.

Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868,

De l'avis du conseil des ministres,

Sur la proposition de notre Ministre de la justice, 

Nous avons arrêté et arrêtons :

Article unique.

Il est enjoint au sieur Hugo, Marie Victor, homme de lettres, âgé de 69 ans, né à Besançon, résidant à Bruxelles, de quitter immédia­tement le royaume, avec défense d'y rentrer à l'avenir, sous les peines comminées par l'article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prérappelée.

Notre Ministre de la Justice est chargé de l'exécution du présent arrêté.

Donné à Bruxelles, le 30 mai 1871.

(Signé) LÉOPOLD.

Hugo en fait un poème dont voici quelques extraits :

« - Il est enjoint au sieur Hugo de par le roi

De quitter le royaume. » – Et je m'en vais. Pourquoi ? 

Pourquoi ? mais c'est tout simple, amis. Je suis un homme 

Qui, lorsque l'on dit: Tue ! hésite à dire: Assomme [...]

C'est pourquoi, moi vaincu, moi proscrit imbécile, 

J'offre aux vaincus l'abri, j'offre aux proscrits l'asile, 

Je l'offre à tous. À tous ! Je suis étrange au point 

De voir tomber les gens sans leur montrer le poing; 

Je suis de ce parti dangereux qui fait grâce;

Et demain j'ouvrirai ma porte, car tout passe,

À ceux qui sont vainqueurs quand ils seront vaincus;

À la Chambre, toutefois, Defuisseaux demande un vote contre l’expulsion, qui sera rejeté :

Victor Hugo, frappé dans ses affections, déçu dans ses aspira­tions politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille, demander l'hospitalité à notre pays.

Ce n'était pas seulement le grand poète si longtemps exilé qui vous demandait asile, c'était un homme auquel son âge, son génie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c'était surtout l'homme qui venait d'être nommé membre de l'Assemblée natio­nale française par deux cent mille suffrages, c'est-à-dire par un nombre d'électeurs double de celui qui a nommé cette chambre tout entière. (Interruptions.)

Mais ni ce titre de représentant qu'il est de la dignité de tous les parlements de faire respecter, ni son âge, ni ses infortunes, ni son génie, rien n'a pu vous arrêter. [...]

Oseriez-vous nous dire sérieusement, Monsieur le Ministre, que la présence de Victor Hugo troublait la tranquillité de Bruxelles ? [... ]

Voix à droite. Il a insulté le pays

 

M. DEFUISSEAUX. Je ne répondrai pas à ce reproche. Trop souvent Victor Hugo a rendu hommage à la Belgique et dans ses discours et dans ses écrits, et jusque dans la lettre même que vous incriminez. [...]

Il vous disait: « Je ne me crois pas étranger en Belgique. » Je suis heureux de lui dire de cette tribune qu'il ne s'est pas trompé et qu'il n'est étranger que pour les hommes du gouvernement.

Hugo remercie le 1er juin, via l’Indépendance belge toujours, avant de quitter le pays :

[... ] Je remercie les hommes éloquents qui ont défendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la vérité qui est tout. [...]

Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l'intention de ne rien voir est ici évidente. Après la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n'a été judiciairement recueillie; et le principal témoin, qu'avant tout on devait appeler, on l'expulse.

Cela dit, je pars.

Il écrira encore quelques poèmes sur sa mésaventure ; on les retrouve dans L’Année terrible, comme celui-ci :

Roi, tu m'as expulsé, me dit-on. Peu m'importe. 

De plus, un acarus, dans un journal cloporte, 

M'outrage de ta part et de la part du ciel; 

Affront royal qui bave en style officiel.

Je ne te réponds pas. J'ai cette impolitesse. 

Vois-tu, roi, ce n'est pas grand'chose qu'une altesse.

(…)

Tu peux tranquillement décorer ton bourgmestre,

J'aime tous les soleils et toutes les patries; 

Je suis le combattant des grandes rêveries,

Le songe est mon ami, l'utopie est ma sœur;

Je n'ai de haine en moi qu'à force de douceur; 

J'écoute, comme un bruit de vagues débordées, 

Le murmure confus des futures idées,

Et je prépare un lit à ce torrent qui vient ;

Je sais que Dieu promet ce que l'avenir tient,

Et j'apprête au progrès sa route dans l'espace ; 

Je défends les berceaux et les tombeaux, je passe, 

Ayant le vrai, le bien, le beau, pour appétits, 

Inattentif aux rois quand ils sont trop petits.