22
août
Je
suis réconcilié avec le chemin de fer ; c’est décidément
très beau. Le premier que j’avais vu n’était qu’un
ignoble chemin de fabrique. J’ai fait hier la course
d’Anvers à Bruxelles et le retour. […]
C’est
un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en
rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du
chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt
des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient
raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les
luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les
clochers et les arbres, dansent et se mêlent follement à
l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un
spectre debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté
de la portière ; c’est un garde du chemin qui, selon
l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit
dans la voiture : c’est à trois lieues, nous y serons
dans dix minutes. Le soir, comme je revenais, la nuit tombait.
J'étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait
devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges,
qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les
roues. Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre.
Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient,
et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre;
on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes,
on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un
tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des
huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de
mille personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres
au midi, comme par l'ouragan.
Il
faut beaucoup d'efforts pour ne pas se figurer que le cheval de
fer est une bête véritable. On l'entend souffler au repos, se
lamenter au départ, japper en route; il sue, il tremble, il
siffle, il hennit, il se ralentit, il s'emporte: il jette tout
le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine
d'eau bouillante; d'énormes raquettes d'étincelles jaillissent
à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras,
et son haleine s'en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée
blanche qui se déchirent aux arbres de la route.
On
comprend qu'il ne faut pas moins que cette bête prodigieuse
pour traîner ainsi mille ou quinze cents voyageurs, toute la
population d'une ville, en faisant douze lieues à l'heure.
Après
mon retour, il était nuit, notre remorqueur a passé près de
moi dans l'ombre se rendant à son écurie, l'illusion était
complète. On l'entendait gémir dans son tourbillon de flamme
et de fumée comme un cheval harassé.
Il
est vrai qu'il ne faut pas voir le cheval de fer; si on le voit,
toute la poésie s'en va. À l’entendre, c'est un monstre, à
le voir ce n'est qu'une machine. Voilà la triste infirmité de
notre temps; l'utile tout sec, jamais le beau. Il y a quatre
cents ans, si ceux qui ont inventé la poudre avaient inventé
la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût
été autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval
de fer eût été quelque chose de vivant comme un cheval et de
terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos pères
eussent faite avec ce que nous appelons la chaudière ! Te
figures-tu cela ? De cette chaudière ils eussent fait un ventre
écaillé et monstrueux, une carapace énorme; de la cheminée
une corne fumante ou un long cou portant une gueule pleine de
braise; ils eussent caché les roues sous d'immenses nageoires
ou sous de grandes ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi
cent formes fantastiques, et, le soir, on eût vu passer près
des villes tantôt une colossale gargouille aux ailes déployées,
tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant la
trompe haute, haletant et rugissant ; effarés, ardents,
fumants, formidables, traînant après eux comme des proies cent
autres monstres enchaînés, et traversant les plaines avec la
vitesse, le bruit et la figure de la foudre. C'eût été grand.
Mais
nous, nous sommes de bons marchands bien bêtes et bien fiers de
notre bêtise. Nous ne comprenons ni l'art, ni la nature, ni
l'intelligence, ni la fantaisie, ni la beauté, et ce que nous
ne comprenons pas, nous le déclarons inutile du haut de notre
petitesse. C'est fort bien. Où nos ancêtres eussent vu la vie,
nous voyons la matière. II y a dans une machine à vapeur un
magnifique motif pour un statuaire; les remorqueurs étaient
une admirable occasion pour faire revivre ce bel art du métal
traité au repoussoir. Qu'importe à nos tireurs de houille !
Leur machine telle qu'elle est dépasse déjà de beaucoup la
portée de leur lourde admiration. Quant à moi, on me donne
Watt tout nu, je l'aimerais mieux habillé par Benvenuto
Cellini. |