Barricades 

La barricade symbolise la révolte voire la révolution, des insurrections urbaines du Moyen Age aux événements de Mai'68.

Les documents présentés ici concernent le XIXe siècle: la révolution de 1830 évoquée par Delacroix, les émeutes qui prirent comme prétexte les funérailles du général Lamarque, en juin 1832, les événements de la Commune de 1871, tels que les voit Victor Hugo.

Delacroix, La Liberté guidant le peuple

Delacroix, La Liberté guidant le peuple
(28 juillet 1830), 1830, toile, 2,60 x 3,25

Le tableau évoque un événement majeur pour les Romantiques français: la révolution de 1830 qui renversa Charles X et vit la mise en place d'une Monarchie "bourgeoise", le règne de Louis-Philippe d'Orléans. Nombre d'entre eux, comme Dumas, y participèrent.

Exposé pour la première fois au Salon de 1831, l'oeuvre suscita de nombreuses critiques tant pour la représentation du sujet jugée trop radicale que pour la manière trop "réaliste" de la figure allégorique.

On remarquera: 

  • la construction en triangle de l'oeuvre,
  • l'opposition de lumière entre l'avant-plan sombre - plus spécialement le bas de la toile  (le monde des morts et des blessés) - et l'arrière-plan clair - surtout le haut de la toile (monde de l'allégorie),
  • la récurrence des trois couleurs nationales (bleu, blanc, rouge),
  • la figure de la Liberté qui porte les deux symboles révolutionnaires, le bonnet phrygien et le drapeau tricolore: armée d'un fusil, c'est une figure guerrière qui guide les hommes vers la conquête de leur liberté. Le public de l'époque fut fort choqué des ombres "gris sale" de sa poitrine et de ses aisselles,
  • les personnages appartenant à diverses classes sociales:
    • les hommes du peuples à gauche de la figure allégorique (un manufacturier, un artisan, un manœuvre)
    • à ses côtés un gamin de Paris qu'on pourrait identifier à Gavroche
    • les morts à l'avant-plan, deux soldats de Charles X et un ouvrier
    • à l'arrière, un polytechnicien coiffé de son bicorne,
  • tout à l'arrière, un régiment de la garde de Charles X est en train de tirer,
  • enfin, on aperçoit les tours de Notre-Dame, dont l'une est surmontée du drapeau tricolore. L'année suivante, Victor Hugo, ami de Delacroix en fera le sujet d'un de ses plus célèbres romans.
Victor Hugo, Les Misérables
Si le roman paraît en 1862, alors que l'auteur est en exil à Guernesey, il a été commencé en 1845 et évoque l'histoire de France entre 1815 (Waterloo)  et juin 1832 (les émeutes consécutives aux funérailles du général Lamarque). C'est l'épopée du peuple que Victor Hugo a voulu écrire.

Sur la barricade de la rue de la Chanvrerie, dans le quartier des Halles, où se trouvent aussi Marius, Jean Valjean, venu l'aider, et Javert, le policier à sa poursuite, le petit Gavroche, fils des Thénardier, va tomber sous les balles des soldats de Louis-Philippe... 

A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. 

Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. 

Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre.

- Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts. 

Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. 

Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta

Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau. 

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet                                                  

Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup.  C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée.  Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter :

Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,

C'est la faute à...

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus.  Cette petite grande âme venait de s'envoler.

Victor HUGO, Les Misérables, II, 1

Victor Hugo, Sur une barricade

Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d'un sang coupable et d'un sang pur lavés,
Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.
- Es-tu de ceux-là, toi? - L'enfant dit : - Nous en sommes.
- C'est bon, dit l'officier, on va te fusiller.
Attends ton tour. - L'enfant voit des éclairs briller,
Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.
Il dit à l'officier : - Permettez-vous que j'aille
Rapporter cette montre à ma mère chez nous?
- Tu veux t'enfuir? - Je vais revenir. - Ces voyous
Ont peur!  Où loges-tu ? - Là, près de la fontaine.
Et je vais revenir, monsieur le capitaine.
- Va-t'en, drôle! - L'enfant s'en va. - Piège grossier !
Et les soldats riaient avec leur officier,
Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle;
Mais le rire cessa, car soudain l'enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala[1],
Vint s'adosser au mur et leur dit : Me voilà.
La mort stupide eut honte, et l'officier fit grâce.

Enfant, je ne sais point, dans l'ouragan qui passe
Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,
Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis
Que ton âme ignorante est une âme sublime.

Victor HUGO, L'Année terrible, juin 1871, publié en 1872