III
Quand
on a gravi la côte qui va vers La Chapelle et qu'on a atteint
le plateau d'où Bouillon se découvre pittoresquement au fond
d'un entonnoir, on se trouve dans une vaste plaine bouquetée
çà et là de massifs d'arbres et sans habitations.
Marchez
cependant: vous verrez bientôt à votre droite les
commencements d'une lisière de bois et devant cette lisière de
bois une grande ferme où les paysans français ne manquent
jamais de prendre une chope quand ils passent la frontière.
La
frontière n'est elle-même qu'à quelques coups de fusil de
là, aisément reconnaissable à un grand poteau de bois peint
en blanc dont un bras, avec cette inscription: France,
et l'autre, avec cette inscription: Belgique, marquent les délimitations.
Il
y avait devant la ferme dont je parle un encombrement de
carrioles et de charrettes; des chevaux, mal abrités par des
hangars improvisés, recevaient à cru sur leur croupe la pluie
qui ne cessait de tomber.
Un
grand feu de bois rougissait les vitres de la petite chambre
noire où l'on a coutume de s'asseoir pour vider sa chope.
Nous
entrâmes. La chambrée était compacte et sérieuse. Je vis
collées au feu quelques silhouettes de vieilles gens qu'une
inexprimable angoisse semblait avoir rendues idiotes.
Chaque
fois que la porte s'ouvrait, ces douteuses figures dressaient la
tête avec terreur du fond de l'ombre et regardaient ceux qui
entraient.
Près
de ce groupe sombre se tenaient debout ou accroupis des jeunes
femmes et des hommes. Les uns se lamentaient et disaient que les
Prussiens leur avaient tout enlevé; les autres se taisaient ou
marmottaient dans les dents des mots de vengeance. De petits
enfants à demi nus se pressaient dans les genoux des vieilles
gens devant l'âtre et réchauffaient à la flamme leur corps
trempé de pluie. Dans un coin une pauvre femme en haillons
pressait de sa main contre la bouche d'un nouveau-né sa mamelle
qui ne donnait plus de lait.
De
toute cette chambrée, sortait un long gémissement sourd
entrecoupé par des silences et des sanglots.
C'étaient
des villageois de Givonne, de La Chapelle et de Balan qui
avaient fui, traqués par les uhlans, les uns à pied, les
autres dans les charrettes que nous avions vues devant la ferme.
La
mère du nouveau-né, à peine sortie des relevailles, avait
été arrachée de son lit et battue à coups de sabre.
D'horreur son lait s'était tari dans son sein.
Je
vis alors une chose touchante. Une femme, grande et bien vêtue,
que j'avais à peine entrevue jusque-là, se leva du milieu de
trois enfants qui se collaient à ses jupes et alla vers cette
pauvre mère.
-
Donnez, madame, lui dit-elle, j'en ai pour un, Dieu m'en donnera
pour deux.
Et
elle mit le nouveau-né sur sa poitrine.
La
ferme était encombrée: dans les écuries il y avait des bottes
de paille où les hommes et les chevaux couchaient pêle-mêle.
Les femmes seules avaient des matelas et nuitaient dans les
chambres.
En
sortant, nous trouvâmes à quinze pas de là, devant un feu de
bois que la pluie étouffait à chaque instant, une famille
entière couchée dans la boue sous deux charrettes qu'on avait
couvertes de branchages en manière de toiture.
Il
y avait sur le feu des pommes de terre ramassées dans les
champs. Les enfants criaient. La mère sanglotait. L'homme
revenait de Bouillon où il avait vainement cherché du travail. |