Camille Lemonnier (1844-1913)
Sedan ou Les Charniers (1871)

 III

Quand on a gravi la côte qui va vers La Chapelle et qu'on a atteint le plateau d'où Bouillon se découvre pittoresquement au fond d'un entonnoir, on se trouve dans une vaste plaine bouquetée çà et là de massifs d'arbres et sans habitations.

Marchez cependant: vous verrez bientôt à votre droite les commencements d'une lisière de bois et devant cette lisière de bois une grande ferme où les paysans français ne manquent jamais de prendre une chope quand ils passent la frontière.

La frontière n'est elle-même qu'à quelques coups de fusil de là, aisément reconnaissable à un grand poteau de bois peint en blanc dont un bras, avec cette inscription: France, et l'autre, avec cette inscription: Belgique, marquent les délimitations.

Il y avait devant la ferme dont je parle un encombrement de carrioles et de charrettes; des chevaux, mal abrités par des hangars improvisés, recevaient à cru sur leur croupe la pluie qui ne cessait de tomber.

Un grand feu de bois rougissait les vitres de la petite chambre noire où l'on a coutume de s'asseoir pour vider sa chope.

Nous entrâmes. La chambrée était compacte et sérieuse. Je vis collées au feu quelques silhouettes de vieilles gens qu'une inexprimable angoisse semblait avoir rendues idiotes.

Chaque fois que la porte s'ouvrait, ces douteuses figures dressaient la tête avec terreur du fond de l'ombre et regardaient ceux qui entraient.

Près de ce groupe sombre se tenaient debout ou accroupis des jeunes femmes et des hommes. Les uns se lamentaient et disaient que les Prussiens leur avaient tout enlevé; les autres se taisaient ou marmottaient dans les dents des mots de vengeance. De petits enfants à demi nus se pressaient dans les genoux des vieilles gens devant l'âtre et réchauffaient à la flamme leur corps trempé de pluie. Dans un coin une pauvre femme en haillons pressait de sa main contre la bouche d'un nouveau-né sa mamelle qui ne donnait plus de lait.

De toute cette chambrée, sortait un long gémissement sourd entrecoupé par des silences et des sanglots.

C'étaient des villageois de Givonne, de La Chapelle et de Balan qui avaient fui, traqués par les uhlans, les uns à pied, les autres dans les charrettes que nous avions vues devant la ferme.

La mère du nouveau-né, à peine sortie des relevailles, avait été arrachée de son lit et battue à coups de sabre. D'horreur son lait s'était tari dans son sein.

Je vis alors une chose touchante. Une femme, grande et bien vêtue, que j'avais à peine entrevue jusque-là, se leva du milieu de trois enfants qui se collaient à ses jupes et alla vers cette pauvre mère.

- Donnez, madame, lui dit-elle, j'en ai pour un, Dieu m'en donnera pour deux.

Et elle mit le nouveau-né sur sa poitrine.

La ferme était encombrée: dans les écuries il y avait des bottes de paille où les hommes et les chevaux couchaient pêle-mêle. Les femmes seules avaient des matelas et nuitaient dans les chambres.

En sortant, nous trouvâmes à quinze pas de là, devant un feu de bois que la pluie étouffait à chaque instant, une famille entière couchée dans la boue sous deux charrettes qu'on avait couvertes de branchages en manière de toiture.

Il y avait sur le feu des pommes de terre ramassées dans les champs. Les enfants criaient. La mère sanglotait. L'homme revenait de Bouillon où il avait vainement cherché du travail.