Marivaux
Chez Marivaux, Arlequin se présente sous des aspects très différents. Nous retiendrons quatre pièces significatives parmi les nombreuses comédies de Marivaux dans lesquelles intervient Arlequin.

C'est d'abord celui d'un valet ou d'un paysan un peu balourd, voire simple d'esprit que l'amour rendra ingénieux. C'est sous ces traits qu'on le retrouve dans Arlequin poli par l'amour (1720) où il est aimé de deux jeunes femmes pour sa beauté - alors qu'il porte le masque traditionnel, ce qui ajoute au comique - et parviendra , grâce aux conseils de Trivelin, à voler  sa baguette à la fée qui l'aime pour se soustraire à cet amour et épouser Silvia.

Voici un extrait du début où l'on voit Arlequin répondre avec infiniment de bêtise aux questions qui lui sont posées:

Scène III

La Fée, Arlequin, Trivelin

Une troupe de chanteurs et danseurs.

La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d'elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle.

Un Chanteur, à Arlequin:

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, à ce vers, se lève niaisement et dit:

Je ne l'entends pas, où est-il? (Il l'appelle:) Hé! hé!

Le Chanteur:

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, en se rasseyant

Qu'il crie donc plus haut.

Le Chanteur  en lui montrant la Fée:

Voyez-vous cet objet charmant,

Ces yeux dont l'ardeur étincelle,

Vous répètent à tout moment:

Beau brunet, l'Amour vous appelle.

Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée,

Dame, cela est drôle!

Une Chanteuse bergère vient, et dit à Arlequin.

Aimez, aimez, rien n'est si doux.

Arlequin

Apprenez, apprenez-moi cela.

La Chanteuse continue en le regardant

Ah! que je plains votre ignorance.

Quel bonheur pour moi, quand j'y pense,

Elle montre le chanteur.

Qu'Atys en sache plus que vous!

La Fée, alors en se levant, à Arlequin

Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous?

Arlequin

Je sens un grand appétit.

Trivelin

C'est-à-dire qu'il soupire après sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, après quoi nous irons manger.

Un paysan danse.

La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant

Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser?

Arlequin, en se réveillant, pleure

Hi, hi, hi, mon père, eh! je ne vois point ma mère!

La Fée, à Trivelin

Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra.

Ils sortent tous.

C'est également cette figure-là d'Arlequin qu'on retrouve dans La Double inconstance (1723). Arlequin y est le rival du Prince qui a fait enlever sa fiancée Silvia. Après avoir protesté, Arlequin beau garçon plutôt sûr de lui malgré ses maladresses, se laisse séduire par Flaminia, une suivante qui le consolera de la perte de Silvia. Comme dans la tradition de la Commedia dell'arte, Arlequin se montre très intéressé par la nourriture:

Scène XIII

Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin

Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre: mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler.

Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous.

Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite.

Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper.

Arlequin. - Oh non; vous êtes de notre parti, vous.

Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt.

Elle sort.

Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrête. - Notre amie, pendant qu'elle sera là, restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer.

Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi: mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous.

Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dîner est prêt.

Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim.

Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin.

Arlequin, doucement. - Croyez-vous?

Flaminia. - Oui.

Arlequin. - Je ne saurais. (A Trivelin.) La soupe est-elle bonne?

Trivelin. - Exquise.

Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage.

Flaminia. - Je crois qu'elle dînera avec sa mère; vous êtes le maître pourtant: mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? Après dîner vous la verrez.

Arlequin. - Je veux bien: mais mon appétit n'est pas encore ouvert.

Trivelin. - Le vin est au frais, et le rôt tout prêt.

Arlequin. - Je suis si triste... Ce rôt est donc friand?

Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine...

Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien.

Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé.

Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance.

Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner.

Arlequin. - Bon, je suis content de vous.

Par la suite, l'Arlequin qui apparaît dans les comédies de Marivaux devient un valet de comédie qui sera, selon les cas, soit un peu benêt, soit, au contraire confident de son maître. Il prend cette stature de manière définitive dans Le Jeu de l'amour et du hasard (1730), pièce dans laquelle il échange sa place avec Dorante son maître qui veut, sous la livrée découvrir celle qu'on lui destine. Mais Silvia a eu la même idée et c'est Lisette qu'Arlequin va séduire, croyant avoir affaire à la maîtresse de celle-ci. La scène de séduction, tout en préciosité burlesque est un contrepoint avec celle d'une grande profondeur au cours de laquelle  Silvia, à qui Dorante a finalement révélé sa vraie identité, obtient qu'il la demande  en mariage alors qu'il la croit une servante.

Le moment où Arlequin et Lisette se découvrent est un grand moment du théâtre comique:

Acte III, Scène VI

Lisette, Arlequin

Arlequin. - Enfin, ma reine, je vous vois et je ne vous quitte plus, car j'ai trop pâti d'avoir manqué de votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.

Lisette. - Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en était quelque chose.

Arlequin. - Comment donc, ma chère âme, élixir de mon coeur, avez-vous entrepris la fin de ma vie?

Lisette. - Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.

Arlequin. - Ah, que ces paroles me fortifient!

Lisette. - Et vous ne devez point douter de ma tendresse.

Arlequin. - Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la mienne.

Lisette. - Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m'avait pas encore permis de vous répondre; je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour vous dire que vous pouvez lui demander ma main quand vous voudrez.

Arlequin. - Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous; je veux lui rendre mes grâces de la charité qu'elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est véritablement indigne.

Lisette. - Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours.

Arlequin. - Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander, je ne suis pas en peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui que je vous rendrai qui m'inquiète.

Lisette. - Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.

Arlequin. - Ah que nenni, vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.

Lisette. - Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.

Arlequin. - Le présent qu'il vous a fait ne le ruinera pas, il est bien mesquin.

Lisette. - Je ne le trouve que trop magnifique.

Arlequin. - C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.

Lisette. - Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.

Arlequin. - Ne faites point dépense d'embarras; je serais bien effronté, si je n'étais modeste.

Lisette. - Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse honore?

Arlequin. - Ahi! ahi! je ne sais plus où me mettre.

Lisette. - Encore une fois, Monsieur, je me connais.

Arlequin. - Eh, je me connais bien aussi, et je n'ai pas là une fameuse connaissance, ni vous non plus, quand vous l'aurez faite; mais c'est là le diable que de me connaître, vous ne vous attendez pas au fond du sac.

Lisette, à part. - Tant d'abaissement n'est pas naturel. (Haut.) D'où vient me dites-vous cela?

Arlequin. - Et voilà où gît le lièvre.

Lisette. - Mais encore? Vous m'inquiétez: est-ce que vous n'êtes pas?...

Arlequin. - Ahi! ahi! vous m'ôtez ma couverture.

Lisette. - Sachons de quoi il s'agit?

Arlequin, à part. - Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue que je vais lui donner, un mauvais gîte lui fait-il peur? Je vais le loger petitement.

Lisette. - Ah, tirez-moi d'inquiétude! En un mot, qui êtes-vous?

Arlequin. - Je suis... N'avez-vous jamais vu de fausse monnaie? Savez-vous ce que c'est qu'un louis d'or faux? Eh bien, je ressemble assez à cela.

Lisette. - Achevez donc, quel est votre nom?

Arlequin. - Mon nom? (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin? Non; cela rime trop avec coquin.

Lisette. - Eh bien?

Arlequin. - Ah dame, il y a un peu à tirer ici! Haïssez-vous la qualité de soldat?

Lisette. - Qu'appelez-vous un soldat?

Arlequin. - Oui, par exemple, un soldat d'antichambre.

Lisette. - Un soldat d'antichambre! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin?

Arlequin. - C'est lui qui est mon capitaine.

Lisette. - Faquin!

Arlequin, à part. - Je n'ai pu éviter la rime.

Lisette. - Mais voyez ce magot, tenez!

Arlequin. - La jolie culbute que je fais là!

Lisette. - Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet animal-là!

Arlequin. - Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un monsieur.

Lisette, riant. - Ah! ah! ah! je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire, avec sa gloire, et il n'y a plus que ce parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.

Arlequin. - Tout de bon, charitable dame? Ah, que mon amour vous promet de reconnaissance!

Lisette. - Touche là, Arlequin; je suis prise pour dupe: le soldat d'antichambre de Monsieur vaut bien la coiffeuse de Madame.

Arlequin. - La coiffeuse de Madame!

Lisette. - C'est mon capitaine ou l'équivalent.

Arlequin. - Masque!

Lisette. - Prends ta revanche.

Arlequin. - Mais voyez cette magotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion de ma misère!

Lisette. - Venons au fait; m'aimes-tu?

Arlequin. - Pardi oui, en changeant de nom, tu n'as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d'orthographe.

Lisette. - Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous; ne faisons semblant de rien, et n'apprêtons point à rire. Il y a apparence que ton maître est encore dans l'erreur à l'égard de ma maîtresse, ne l'avertis de rien, laissons les choses comme elles sont: je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.

Arlequin. - Et moi votre valet, Madame. (Riant.) Ah! ah! ah!

Il considérer un peu à part la pièce L'Île des esclaves. Dans ce texte, le seigneur Iphicrate et son valet Arlequin font naufrage sur une île où se sont réfugiés des esclaves athéniens en fuite qui y ont renversé les rôles: les maîtres y sont esclaves et vice-versa. Arlequin se retrouve donc homme libre et en mesure de prendre sa revanche sur un maître qui l'a souvent maltraité. Si, au début, il jouit de ce plaisir nouveau, bien il reprendra sa place et sa livrée.

Scène IX

Iphicrate, Arlequin

Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire?

Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu?

Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin?

Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais.

Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.

Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Écoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets.

Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin.

Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie?

Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maître; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.

Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus?

Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures?

Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries?

Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.

Arlequin. - C'est la vérité.

Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela!

Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance.

Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts?

Arlequin. - J'ai plus pâti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.

Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance!

Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié: puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens.

Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.

Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron: si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.

Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion.

Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! (Après quoi, il déshabille son maître.)

Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami?

Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre; je ne suis pas digne de le porter.

Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.