Goldoni 
C'est   dans Arlequin valet de deux maîtres (1748) qu'on découvre cette figure d'Arlequin qui, pour beaucoup entre nous, évoque à  elle seule la Commedia dell'arte.

Goldoni n'est pas à l'origine du sujet mais suit un canevas, joué à Paris en 1718 par Luigi Riccoboni. Goldoni qui avait abandonné l'écriture dramatique fut sollicité par Sacchi, un grand interprète de l'époque, pour écrire une nouvelle version de l'intrigue.

Au milieu des travaux et des occupations, surgit pour me distraire une lettre de Venise qui mit en ébullition tout mon sang et mon esprit; c'était une lettre de Sacchi. Ce fameux comique était de retour en Italie, il savait que j'étais à Pise, me demandait une comédie et m'envoyait le sujet sur lequel il me laissait libre de travailler selon ma fantaisie.

quelle tentation pour moi! Sacchi était un excellent acteur, la comédie avait été ma passion; je sentis renaître en moi mon ancienne prédilection, le même feu, le même enthousiasme; le sujet qu'il me proposait était Le Serviteur de deux maîtres; moi, j'imaginais quel parti je pourrais tirer de l'argument de la comédie et de l'acteur principal qui devait la jouer; je mourais d'envie de me mettre à nouveau à l'épreuve..." (Mémoires de Goldoni - traduction de F.Chatelain)

Ce sera un triomphe qui incitera Goldoni à revenir au théâtre. A l'époque de Goldoni, le théâtre est écrit; c'est donc plutôt une sorte d'hommage, un exercice de style qu'une vraie pièce de Commedia dell'arte.

La pièce respecte les conventions du genre: deux "zanni" - Brighella et Arlequin -, deux vieillards - Pantalone et le docteur - une soubrette et deux couples d'amoureux. Toutefois Goldoni est soucieux d'éliminer du théâtre les lazzi obscènes et de mettre en place un mécanisme rendu transparent. Son écriture est truffée de formes diverses de langage.

Le personnage d'Arlequin se présente comme le pique-assiette que la Commedia dell'arte a popularisé.

Clarice, la fille de Pantalon, était fiancée à Fedrigo Rasponi mais la mort de celui-ci, tué en duel par l'amoureux de sa soeur, la libère d'un engagement qu'elle ne souhaitait pas et lui permet de se fiancer à Silvio, le fils du Docteur auquel l'unit un tendre sentiment réciproque depuis très longtemps. Voilà toutefois que s'annonce, comme un revenant, Fedrigo. Il s'agit en réalité de Beatrice, la soeur de celui-ci. Sous des habits masculins et l'identité de son frère, elle est à la recherche de Florindo, son amant, disparu depuis le tragique duel. Elle est accompagnée de son valet Arlequin; celui-ci vient en aide à Florindo qui lui propose de l'engager. Arlequin, poussé par la gloutonnerie et la perspective de manger deux fois, accepte de devenir "valet de  deux maîtres" mais, bien sûr, les choses ne se passeront pas comme il l'espère.

PERSONNAGES

PANTALON DEI BISOGNOSI.

CLARICE, sa fille.

LE DOCTEUR LOMBARDI.

SILViO, son fils.

BÉATRICE, turinoise, en habit masculin, sous le nom de Federigo Rasponi.

FLORINDO ARETUSI, turinois, amant de Béatrice.

BRIGHELLA, hôtelier.

SMÉRALDINE, lemme de chambre de Clarice.

ARLEQUIN, valet de Béatrice, puis de Florindo.

LE GARÇON de l'hôtellerie.

LE SERVITEUR de Pantalon.

DEUX PORTEFAIX.

GARÇONS DE L'HÔTELLERIE, rôles muets.

 

L'action se déroule à Venise.

 

TABLEAU 2

La rue où se trouve l'auberge de Brighella.

ARLEQUIN, seul. Je n'en peux plus, j'en ai par‑dessus la tête d'attendre. Avec ce maître qui est le mien, on mange peu, et ce peu, il vous fait soupirer après. Il y a une demi-heure que midi a sonné au carillon de la ville, mais il doit bien y avoir deux heures qu'il a sonné au carillon de mon estomac. Si seulement je savais où nous allons loger ! La première chose que font les autres, dès qu'ils arrivent dans une ville, c'est d'aller à l'auberge. Mais lui, non : il laisse ses bagages sur le coche d'eau, il va faire des visites et il ne pense pas à son pauvre valet. Quand on nous dit qu'il faut servir son maître avec amour, on devrait bien dire aussi aux maîtres d'avoir un peu pitié de leurs serviteurs. Tiens, une hôtellerie ! Pour un peu, j'irais voir si, dans cette hôtellerie, il n'y aurait pas quelque chose à me mettre sous la dent. Mais si mon maître me cherche ? Tant pis pour lui, ça lui apprendra un peu à .se conduire. Oui, je vais y aller ; mais j'y pense, il y a une autre difficulté : j'oubliais que je n'ai même pas un petit sou. Oh ! pauvre Arlequin ! Par la rate du diable, plutôt que de faire ce métier de valet, je vais me mettre à faire... quoi donc ? Grâce au ciel, je ne sais rien faire.

Florindo parait, en tenue de voyage, suivi d'un portefaix qui a une malle sur le dos.

LE PORTEFAIX. Je vous dis que je n'en peux plus ; cette malle pèse une tonne.

FLORINDO. Je vois là-bas l'enseigne d'une auberge ou d'une hôtellerie. Tu ne peux pas faire ces quelques pas ?

LE PORTEFAIX. Au secours ! la malle va me tomber du dos.

FLORINDO, remettant la malle sur le dos du portefaix. Je t'avais bien dit que tu n'étais pas l'homme qu'il me fallait. Tu es trop faible, tu n'as pas de force.

ARLEQUIN, à part, observant le portefaix. Si je pouvais gagner dix sous ! (Haut, à Florindo :) Puis-je vous être utile, monsieur ? Je suis à vos ordres.

FLORINDO. Vous êtes bien aimable, mon brave homme. Aidez-le à porter cette malle jusqu'à cette hôtellerie.

ARLEQUIN. Tout de suite, laissez-moi faire. Vous allez voir comment on s'y prend. (Glissant une épaule sous la malle, il la prend sur son dos, et, en même temps, d'une bourrade, il fait tomber le portefaix.) Passe-moi ça.

FLORINDO. Bravo !

ARLEQUIN. Une vraie plume, cette malle !

La malle sur le dos, il entre dans l'hôtellerie.

FLORINDO, au portefaix. Vous voyez comment il faut s'y prendre ?

LE PORTEFAIX. Je ne peux pas faire mieux. Si je suis portefaix, c'est le malheur qui l'a voulu, car je suis le fils d'une personne de qualité.

FLORINDO. Que faisait votre père ?

LE PORTEFAIX. Mon père ? C'était l'équarrisseur de la ville de Venise.

FLORINDO, à part. L'animal est plaisant !

Il se prépare à entrer dans l'hôtellerie.

LE PORTEFAIX. S'il vous plaît, illustrissime !

FLORINDO. Quoi ?

LE PORTEFAIX. Les sous pour avoir porté votre malle.

FLORINDO. Combien dois-je te donner pour les dix pas que tu as faits du coche d'eau à ici ?

LE PORTEFAIX, tendant la train. Je ne compte point mes pas ; payez-moi.

FLORINDO, lui mettant une pièce de monnaie dans la main. Tiens, voilà cinq sous.

LE PORTEFAIX, tendant toujours la main. Paye-moi.

FLORINDO, lui donnant une autre pièce de monnaie. Oh, quelle patience il faut avoir ! Tiens, voilà encore cinq sous.

LE PORTEFAIX, tendant toujours la main. Paye-moi.

FLORINDO, lui donnant un coup de pied. Tu m'ennuies !

LE PORTEFAIX. A présent, j'ai mon compte.

Il sort.

FLORINDO, seul. II faut vraiment de tout pour faire un monde. Celui-là attendait tout bonnement que je le maltraite! Mais allons un peu voir comment est cette hôtellerie.

ARLEQUIN, sortant de l'hôtellerie. Voilà, monsieur, c'est fait.

FLORINDO, montrant l'hôtellerie. C'est une bonne maison ?

ARLEQUIN. Si c'est une bonne maison, monsieur ? Je pense bien. De bons lits, de beaux miroirs, une cuisine magnifique et dont l'odeur vous réjouit le sœur. J'ai parlé au garçon : vous serez servi comme un roi.

FLORINDO. Quel est votre métier, mon brave ?

ARLEQUIN. Celui de valet.

FLORINDO. Vous êtes vénitien ?

ARLEQUIN. Non, je ne suis pas vénitien, mais je suis tout de même citoyen de la Sérénissime. Bergamasque, pour vous servir.

FLORINDO. Avez-vous un maître en ce moment ?

ARLEQUIN. En ce moment ?... A la vérité, non.

FLORINDO. Vous êtes sans maître ?

ARLEQUIN. Vous me voyez devant vous et vous voyez bien que je suis sans maître. (A part :) Mon maître n'étant pas là, je ne dis pas de mensonges.

FLORINDO. Voudriez-vous entrer à mon service ?

ARLEQUIN. A votre service ? Pourquoi non ? (A part : ) Si les conditions sont meilleures, je change de livrée.

FLORINDO. Tout au moins pour la durée de mon séjour à Venise.

ARLEQUIN. Très bien. Combien voulez-vous me donner ?

FLORINDO. Combien demandez-vous ?

ARLEQUIN. Je vais vous dire : un autre maître que j'avais et que je n'ai plus en ce moment, me donnait un philippe par mois, plus les frais.

FLORINDO. Eh bien, je vous en donnerai autant.

ARLEQUIN. II faudrait que vous me donniez un petit quelque chose de plus.

FLORINDO. Quoi ?

ARLEQUIN. Un petit sou par jour pour mon tabac.

FLORINDO. Entendu.

ARLEQUIN. S'il en est ainsi, je suis votre homme.

FLORINDO. Il me faudrait seulement quelques renseignements sur vous.

ARLEQUIN. S'il ne vous faut que des renseignements sur moi, allez è Bergame : tout le monde vous dira qui je suis.

FLORINDO. Vous n'avez personne à Venise qui vous connaisse ?

ARLEQUIN. Je suis arrivé ce matin, monsieur.

FLORINDO. Allons, vous m'avez l'air d'un homme de bien. Je vais vous prendre à l'essai.

ARLEQUIN. Prenez-moi à l'essai, vous ne 1e regretterez pas !

FLORINDO. Avant toute autre chose, j'ai hâte de savoir s'il y a des lettres pour moi à la Poste. Voici un demi écu ; allez à la Poste de Turin et demandez s'il y a des lettres pour Florindo Aretusi. S'il y en a, prenez-les et apportez-les moi tout de suite : je vous attends.

ARLEQUIN. En m'attendant, monsieur, vous pourriez faire préparer à dîner.

FLORINDO. Oui, bonne idée ; je vais commander le dîner. (A part :) Il est facétieux, mais ça ne me déplaît pas. A l'usage, je verrai ce qu'il vaut.

Il entre dans l'hôtellerie.

ARLEQUIN, seul. Un sou de plus par jour, ça fait trente sous par mois. Cela dit, il n'est pas vrai que mon autre maître me donne un philippe par mois : en réalité, il me donne dix paoli. Il se peut évidemment que dix paoli fassent un philippe, mais je n'en suis pas sûr. Et puis ce monsieur de Turin, je ne le vois plus. C'est un fou, un jeune homme qui n'a pas plus de barbe que de jugeote. Ne nous occupons plus de lui et allons à la Poste pour mon nouveau maître...

Au moment de sortir, il se heurte à Béatrice qui parait avec Brighella.

BÉATRICE. Bravo ! Félicitations ! C'est comme ça que tu m'attends ?

ARLEQUIN. J'étais là, monsieur, à vous attendre.

BÉATRICE. Et pourquoi es-tu venu m'attendre ici et non dans la rue que je t'avais dite ? C'est un hasard que je t'aie retrouvé.

ARLEQUIN. Je me suis un petit peu promené pour faire passer ma faim.

BÉATRICE. Allons, va sur-le-champ au coche d'eau. Fais-toi remettre ma malle et apporte-la à l'hôtellerie de maître Brighella.

BRIGHELLA. Mon hôtellerie, c'est celle-ci. Pas moyen de tromper.

BÉATRICE. Eh bien, dépêche-toi, je t'attends.

ARLEQUIN, à part. Diable ! Il est descendu dans cette hôtellerie !

BÉATRICE Écoute, en même temps tu passeras à la Poste de Turin et tu demanderas s'il y a des lettres pour moi. Ou, plutôt, demande s'il y a des lettres pour Federigo Rasponi et pour Béatrice Rasponi. Ma sueur devait venir avec moi, mais une indisposition l'a retenue à la campagne. Une de ses amies aurait pu lui écrire. Vois s'il y a des lettres pour elle ou pour moi.

ARLEQUIN, à part. Je ne sais que faire. Je suis l'homme le plus embarrassé du monde.

BÉATRICE, bas, à Brighella. J'ai donné des instructions à l'homme de confiance qui gère mes affaires, lui demandant de m'écrire, mais je ne sais sous quel nom il a pu le faire. Venez, je vous raconterai tout cela plus à loisir. (A Arlequin.) Dépêche‑toi, va, à la Poste et au coche d'eau. Prends les lettres et fais porter ma malle à l'hôtellerie ; je t'attends.

Elle entre dans l'hôtellerie.

ARLEQUIN, à Brighella. C'est vous le patron de cette hôtellerie ?

BRIGHELLA, Mais oui, c'est moi. Comportez-vous bien et vous pouvez être sûr que je vous ferai bien manger.

Il entre dans l'hôtellerie.

ARLEQUIN, seul. Oh ! elle est bien bonne, celle-là ! Il y en a tant qui se cherchent un maître et moi, j'en ai trouvé deux. Comment diable, vais-je faire ? Je ne peux pas les servir tous les deux. Non ? Et pourquoi non ? Est-ce que ce ne serait pas une belle chose que de les servir tous les deux et de gagner deux salaires et de manger le double ? Ce serait magnifique, s'ils ne s'en apercevaient pas. Et s'ils s'en aperçoivent, qu'est-ce que j'ai à y perdre ? Rien. Si l'un des deux me chasse, je resterai avec l'autre. Foi d'honnête homme, je veux essayer. Même si cela ne doit durer qu'un jour, je veux essayer. Finalement, j'aurai tout de même réussi une jolie prouesse. En attendant, allons à la Poste pour tous les deux.