Fernand Khnopff (1858-1921), Bruyère

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Emile Verhaeren

Depuis ses débuts jusqu'à cette heure, Fernand Khnopff a traité le paysage. Nous espérons qu'il ne l'abandonnera jamais, surtout aujourd'hui qu'il s'enfonce dans le grand rêve. La nature doit lui servir de rappel à la réalité, sans cesse, sinon il est à craindre qu'il ne fasse un oeuvre incomplet. On ne peut se passer entiè­rement de réel pour la même raison qu'on ne peut se dégager entièrement de l'au-delà. L'art est une unité à deux faces comme la divinité catholique est en trois personnes. Il faut prendre pied de temps en temps et le sol doit servir de tremplin. Le vague est aussi dangereux que n'est morne le terre à terre.

C'est l'Ardenne et rien que l'Ardenne que le peintre a traduit, non pourtant l'Ardenne des touristes avec un petit ruisseau sur cailloux, un babillis d'eau, un pied de colline moussue et herbeuse, quelques arbres effrités, des bosses de roches à nu, des coins de ville pitto­resque dominée par une ruine, un quelque chose de romantique et de bourgeois pour piano de salle à man­ger d'hôtel, mais l'Ardenne des hauts plateaux et des larges horizons et des étendues roses de bruyère et jaunes de fougère et vertes de genêt et des lignes solennelles, souples, immenses, s'étendant à l'infini comme si on avait déplié des montagnes.

D'abord, c'était des petits panneaux minutieux comme des fonds gothiques : la Crue, le Cinquième étang, À Fosset, les Chênes de Laval, la Grand'route, mais spécialisés par une recherche très moderne de lumière fugace ou radiante et d'aspect horaire et passa­ger des choses, à preuve : Du soleil qui passe, Du soleil d'automne, les Premiers froids, Un jour blanc, Vers midi, De la rosée, De l'humidité, etc.

Ces titres ne sont-ils point, rassemblés ainsi, une confession d'art et les plus audacieux des impression­nistes se sont-ils inquiétés d'autres recherches pour arriver à formuler leurs plus constantes études ? L'air n'est-il point la chose à peindre dans toutes ces toiles, l'air seul, l'air tour à tour saturé d'or, lamé d'argent, poreux de brume, violacé de soir, transi d'hiver ? Fernand Khnopff est donc plus que n'importe qui sollicité par la recherche contemporaine et c'est folie ou mauvaise foi de l'accuser de n'être de son heure parce qu'il peint encore des Reines de Saba.

La toile dans laquelle il a ramassé son talent de paysagiste ? À Fosset: le garde qui attend. Vision toute sincère et réelle, avec son avant-plan d'arbres énormes, toute aiguë avec ses fonds minutieusement traités. Ce qui prouve l'acuité du regard du peintre - toute harmo­nieuse avec ses clairs délicats, ses verts charmants, ses tons si fins, toute personnelle avec ses plans rapprochés à la manière gothique et qui nous semble résulter bien plus d'une caractéristique de l'œil que de tout autre chose. De plus, c'est le pays ardennais des plateaux, immense d'horizon, mais minusculisé par de petites chaumières, des réductions d'enclos à haies basses, des villages et des hameaux étalés comme des jouets sur un énorme tapis.

L'Art Moderne, 10 octobre 1886.