Félicien Rops (1833-1898), La tentation de Saint Antoine |
Félicien Rops |
J'en oublie presque ma « Tentation de St Antoine » ! J'avais prié François Taelemans de vous montrer ce dessin parce que je ne connaissais que deux amateurs assez indépendants d'esprit pour accepter un dessin qui soulèverait dans le gros public une vive réprobation : vous & Mr Ashbey de Londres. J'ai été très satisfait d'apprendre que «la Tentation de Saint Antoine» vous plaisait & que vous ne vous laissiez pas trop émouvoir par les haut-le-corps des timidités effarouchées. Ce pauvre dessin, il n'avait guère été compris ! & l'on ne voulait voir qu'un dessin « léger » là où j'avais voulu mettre autre chose. Voici à peu près ce que je voulais faire dire au bon Antoine, par Satan (un Satan en habit noir, un Satan Moderne, représentant l'Esprit éternellement Lutteur) « Je veux te montrer que tu es un fou, mon brave Antoine, en adorant tes abstractions ! que tes yeux ne cherchent plus dans les profondeurs bleues le visage de ton Christ, ni celui de tes Vierges incorporelles ! Tes Dieux ont suivi ceux de l'Olympe ; la paille de ton petit Jésus n'est plus qu'une gerbe stérile, le bœuf & l'âne ont regagné les grands bois et leurs solitudes loin de ces hommes qui ont toujours besoin d'un Rédempteur. Mais Jupiter & Jésus n'ont pas emporté l'Éternelle Sagesse, Vénus & Marie, l'Éternelle Beauté ! Mais si les Dieux sont partis, la Femme te reste & avec l'amour de la Femme l'amour fécondant de la Vie ». Voilà à peu près ce que disait mon Satan malheureusement, un Satan en habit noir eût encore moins été compris & j'ai dû le remplacer par un Satan de fantaisie, ce qui est plus banal. F.Rops, Lettre à Edmond Picard, Paris, 18 mars 1878 |
Camille Lemonnier |
La pente de son esprit le ramenant perpétuellement vers la femme, il la représenta dans le mécanisme souple de son corps comme un animal irrité et superbe, avec la grâce forte des peintres de la Renaissance peignant les Vierges et les Vénus. Pas plus qu'eux, il ne connut la mièvrerie; il sut exprimer la névrose moderne sans en être atteint; il s'attaque à la Circé, il ne cède pas à ses sorcelleries; même dans ses écarts, il demeure puissant et terrible. D'étranges feux intérieurs consument ses femmes; elles sont les soeurs des sorcières qui, sur les pentes du Brocken, chevauchaient le flanc maigre des boucs. L'obscène amour pollue leur ventre écartelé en travers de l'autel, par dérision du mystère chrétien. Elles portent Sodome et Gomorrhe dans leurs rages inassouvies et rien ne ressemble moins à notre libertinage pincé de cafés-concerts. Ici, c'est bien le grand érotisme furieux des races. Un mortel rite orgiaque préside à ces démences de corybantes et de mimallones s'ouvrant le flanc par haine et regret de l'amour. Ce serait le moment de rappeler combien le maître touche à la douleur humaine quand on le croit simplement facétieux. Son rire, lors même qu'il éclate dans des priapées, est funèbre; la douleur et la mort mènent les violons à travers son oeuvre ; et la morgue est au bout de ses descentes de la Courtille. Sa production légère n'aura été qu'un masque à la gravité de son art en des pages comme l'Enterrement au pays wallon, le Pendu, la Buveuse d'absinthe, la Vieille garde, la Messaline, la Femme au canapé, les Trois contemporains, le Vol et la Prostitution, l'Innocence, la Toilette, l'Attrapade, Pornokratès, la Tentation de Saint-Antoine, à l'effroi noir de telles autres, le frontispice de l'Initiation sentimentale, celui du Vice suprême, Satan semant l'ivraie et les merveilleuses planches des Diaboliques. Ce sont comme les expressions variées d'un esprit profond, tragique et bouffon, qui creuse la réalité jusqu'au sang et à l'os et ne croit jamais s'être assez approché de la secrète et redoutable nature en ses intimités cachées. Rien n'y est laissé au hasard: partout, la volonté a guidé la main et lui a fait rencontrer ces traits fulgurants et concrets qui sont comme les soudaines apparitions de la Bête sur le fond enflammé des Babylones. Rops devait être un des derniers satanisants d'un siècle qui avait eu Baudelaire et Barbey d'Aurevilly. Avec une continuité qui sut résister à l'injure publique, il célébra la liturgie du péché en casuiste ensorcelé bien plus qu'en adepte des saturnales. Satyriste âpre et désenchanté, il entra dans la vigne charnelle et y cueillit le raisin vénéneux du mauvais amour. Son oeuvre est le pressoir où, sous les foulées des amants, écume un vin noir et homicide. Certes, ce fut là une étrange et funeste conception du plus beau des sentiments humains; il resta prédestiné à n'en montrer que les perversions. Ainsi il fut du petit nombre de ces artistes absolus qui façonnent le monde à leur image spirituelle. Les êtres et les choses, en sortant de son cerveau, subirent la marque impérieuse de son génie; il les transfigura dans un accent intense, passionné et péjoratif qui leur donna le relief déterminatif et ne s'égala à aucune empreinte connue. Il arrivera un jour où l'on s'habituera à considérer un tel artiste comme une des cérébralités les plus extraordinaires de l'époque. Rops eut l'éclat de rire d'un Aristophane et le sardonisme contrit d'un Holbein dans ses Danses des morts. Nul n'est descendu plus avant au mystère original: il a touché au limon humain pour en extraire la fleur d'un art effrayant et corrompu. Quand, par exemple, on médite sur le sens de ce chef-d’œuvre, la Tentation de Saint Antoine, on ne peut méconnaître qu'il y ait là un symbole consternant comme seul un très puissant esprit était capable de le concevoir. C'est la glose des désagrégations morales d'un temps qui se soumet à la suprématie du principe féminin. L'hétaïre, incarnation de la muliérité dans les sociétés effrénées, obscurcit la lumière des penseurs et des saints sous le rayonnement effronté de son flanc. Christ, tombé de la croix où, à sa place, la courtisane et l'histrionne ouvre ses bras au genre humain, marque la souffrance tournée en dérision et le règne triomphant de la bête. L'école belge de peinture 1830-1905 |
Pour en savoir plus: voir http://www.ciger.be/rops/ |