Le Symbolisme belge

Contexte

Spécificités

Rodenbach

Mockel

Mellery


1. Contexte
a) émergence et convergence
Les symbolistes belges ont couru leur propre aventure littéraire dans des conditions historiques, géographiques, sociologiques et morales qui leur étaient propres.

Ils combattent sur deux fronts:

  • ils participent au mouvement d'autonomisation de la littérature en Belgique, se réclament d'un art libre, aspirent à la reconnaissance nationale,
  • ils se tournent vers un puissant modèle esthétique qui est en train de se déterminer, le symbolisme français

Cette double tendance qui peut paraître paradoxale explique que:

  • tout en considérant Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé comme des maîtres incontestés, les Belges entendent marcher à leur propre rythme,
  • Maeterlinck se rebelle contre l'esprit latin et laisse éclater son attrait pour le mythe germanique. (La Belgique vit à l'heure internationale).
b) implantation géographique
Il y a un symbolisme flamand et un symbolisme wallon.
La revue symboliste la plus radicale et la plus prestigieuse est La Wallonie. Mockel est wallon tandis que Rodenbach, Maeterlinck, Elskamp et Van Lerberghe sont flamands, ils parlent et écrivent en français mais on ressent dans leur texte leur origine culturelle.
c) prises de position politiques
Ces poètes ne vivent pas dans une tour d'ivoire, en retrait d'un pays bouleversé par les luttes ouvrières. A la différence des symbolistes français dont les sympathies anarchistes sont connues mais distantes, les Belges accorde leur adhésion, leur soutien au POB, ils militent dans sa mouvance.

Maeterlinck soutient les grèves des socialistes, il se montre bien plus agressivement révolutionnaire qu'un Verhaeren par exemple, spécialement en faveur du suffrage universel.

Verhaeren écrit, agit et suit de très près l'expérience de la section d'Art de la Maison du Peuple. Il ouvre une tribune aux écrivains, peintres et musiciens les plus représentatifs. Pour lui, l'art et le peuple ont un même ennemi: le bourgeois réactionnaire.

Van Lerberghe, qui était resté attaché à l'électorat libéral, se laisse lui aussi gagner par le mouvement démocratique. Lors de l'Affaire Dreyfus, il fonde le "Comité Lola" dans lequel on trouve les mêmes artistes engagés.

Max Elskamp, qui est opposé à la bourgeoisie d'Anvers, fréquente le peuple et les artisans, il ne cache pas son estime, son attachement pour la classe laborieuse dont il encourage les luttes. A un ami, il écrit: "tu sais que j'ai toujours été rouge, anarchiste même".


2. Spécificités
Belges et Français utilisent le vers libre et travaillent la langue, toutefois des nuances importantes se marquent.
  • Les symbolistes belges se distinguent par 
    • un rapport concret au monde, un enracinement profond dans la réalité de leur temps, 
    • une sensibilité aux grands courants internationaux et particulièrement nordiques,
    • la conception du symbole: la réflexion sur celui-ci, la force qu'ils lui prêtent et l'usage qu'ils en font
    • des sources souvent extérieures à la tradition française.
  • Ils ont en commun:
    • l'aspiration à la transcendance, à un élan vers le spiritualité, l'occulte, le mystère de l'être et du cosmos,
    • la recherche de garants dans la philosophie: mystique flamande (Maeterlinck), philosophie allemande et doctrines ésotériques (Rodenbach, Mockel, Elskamp, Maeterlinck)
  • Ils introduisent des modifications dans le système hiérarchisé des genres qui marque la fin du siècle: Maeterlinck avec son théâtre et Rodenbach, avec son roman Bruges-la-Morte, trouvent des formules fécondes dans des domaines - théâtre et roman - où les recherches de leurs collègues français sont restées stériles.
  • Le symbolisme français est un mouvement intense mais bref tandis que le mouvement correspondant en Belgique va survivre jusqu'au début du XXe siècle.
  • Pour Mockel, sans l'aspiration du moi vers l'infini, il n'y a pas de poésie, c'est la recherche de cet infini dans les images du monde qui fonde la création symboliste.
  • Verhaeren, utilisant une thématique qui n'est pas sans rappeler celle du naturalisme, introduit une discordance.


3. Quelques écrivains symbolistes belges

a) Georges Rodenbach

Né en 1855 et décédé en 1898. Il est l'auteur, notamment, de La Jeunesse blanche et de Bruges-la-Morte. Cet avocat bruxellois d'origine gantoise passa la plus grande partie de sa vie dans les premières années du Symbolisme.

Après quelques recueils poétiques peu originaux, il publia, en 1896, La Jeunesse blanche, caractéristique de l'esthétique symboliste par sa dimension mystérieuse, le recours à l'allusion voilée, au mysticisme et à la musicalité du vers. D'autres recueils poétiques: Le Règne du Silence, en 1891, Les Vies encloses en 1896 et Le Miroir du Ciel natal en 1898 relèvent de la même sensibilité.

On retrouve cette atmosphère brumeuse et mélancolique dans le roman Bruges-la-morte (1892), évocation poétique d'une ville fantôme ainsi que dans L'Art en exil (1889), Le Carillonneur (1897, L'Arbre (1898) et Le Rouet des brumes (1901).

Il s'essaya aussi au théâtre (Le Voile en 1894) et collabora à plusieurs journaux (Le Figaro, Le Mercure de France, La Revue Blanche).

 

Bruges-la-Morte

I

Puis, la jeune femme était morte, au seuil de la trentaine, seulement alitée quelques semaines, vite étendue sur ce lit du dernier jour, où il la revoyait à jamais: fanée et blanche comme la cire l'éclairant, celle qu'il avait adorée si belle avec son teint de fleur, ses yeux de prunelle dilatée et noire dans de la nacre, dont l'obscurité contrastait avec ses cheveux, d'un jaune d'ambre, des cheveux qui, déployés, lui couvraient tout le dos, longs et ondulés. Les Vierges des Primitifs ont des toisons pareilles, qui descendent en frissons calmes.

Sur le cadavre gisant, Hugues avait coupé cette gerbe, tressée en longue natte dans les derniers jours de la maladie.  N'est-ce pas comme une pitié de la mort? Elle ruine tout, mais laisse intactes les chevelures. Les yeux, les lèvres, tout se brouille et s'effondre. Les cheveux ne se décolorent même pas. C'est en eux seuls qu'on se survit!  Et maintenant, depuis les cinq années déjà, la tresse conservée de la morte n'avait guère pâli, malgré le sel de tant de larmes.

II

Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d'une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu'il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au-delà de la vie.

 Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d'après-midi! Il l'aimait ainsi! C'est pour sa tristesse même qu'il l'avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d'une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d'ici pût influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s'était ressouvenu de Bruges et avait eu l'intuition instantanée qu'il fallait s'y fixer désormais. Une équation mystérieuse s'établissait. A l'épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu'ici. Il y était venu d'instinct. Que le monde, ailleurs, s'agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.

 Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils déranger et rouvrir la plaie ?

 Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.

 Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son coeur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.

 La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer.

 Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d'agonie, des pignons décalquant dans l'eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s'éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l'égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d'un goupillon pour quelque absoute.

 Dans cette solitude du soir et de l'automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeât des tours sur son âme; qu'un conseil vînt des vieux murs jusqu'à lui; qu'une voix chuchotante montât de l'eau - l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d'Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.

On retrouve dans ce textes nombre de traits du symbolisme:
  • la femme idéalisée, qui a été unie au personnage d'un amour exclusif (voir Véra de Villiers de L'Isle-Adam), qui ressemble à une Vierge des primitifs (en cela le symbolisme est proche du préraphaélisme),
  • l'ambiance morbide créée par un culte irrationnel de la morte,
  • l'association de la femme à la ville morte qui en devient le symbole,
  • l'aspiration à une certaine spiritualité,
  • l'influence shakespearienne: Ophélie, thème récurrent du symbolisme 


b) Albert Mockel

Il est né à Liège en 1866 et décédé à Ixelles en 1945.

Il entame des études à l'Université de Liège puis rachète le titre d'une petite revue qu'il rebaptise La Wallonie et transforme en revue symboliste, destinée à tous ceux qui ont à coeur l'avènement littéraire de notre patrie et surtout de notre Wallonie aimée. [...] intensément originale et artiste, elle vaut que ses enfants la chantent, l'exaltent, la glorifient [...] Il a vingt ans et baptise une région.

La revue durera 6 ans (de 1886 à 1892) et accueillera les grands noms de la poésie de la fin du siècle, tant belges (Maeterlinck, Séverin) que français (Mallarmé, Moréas, Verlaine). Il s'installe rapidement à Paris où il devient correspondant du Mercure de France et fréquente les Mardis de Mallarmé. Théoricien du symbolisme, il est aussi un ardent artisan du vers-libre.

Fervent défenseur de la Wallonie, il participe, avec Jules Destrée, à la création de l'Assemblée wallonne en 1912 et écrit en 1919 une Esquisse d'une organisation fédéraliste de la Belgique.

"L'Heure aride" (in Clartés)

L'air diaphane est un cristal 
incorruptible et dur - rien n'y palpite. 
Dans la rigidité immobile du site 
le soleil sur le sable a des feux de métal 
et mon regard, brûlé par la lumière, hésite.

Courbes aux transparences bleues ! 
Oh vertige de la certitude - clarté ! 

À l'horizon de lieue en lieue, 
glisse une onde de flamme où nul songe n'habite :
le soleil sans répit perce les cieux domptés
qu'étouffe la torride haleine de l'été.

L'heure est évanouie, où les ombres méditent. 
Midi par mille essaims d'étincelles crépite, 
ô pensée ! et mon front s'irrite à sa beauté. 
Terres ! sables ardents et riches pépites, 
mes doigts en vain cherchaient sous votre aridité 
l'or épars au lointain de tes branches limites,
éthéréenne mer de la Sérénité...

Mes vœux ont trop longtemps, ivres d'un mal obscur, 
effilé l'or subtil que le regret dévide ; 
aux abîmes du jour où se tarit l'azur 
mon désir épuisé n'a touché que le vide. 
Oh dites ! n'est-il plus, sous la nuée enfuie, 
pour ce front, pour ces yeux que dessèche la fièvre,
un peu des consolantes larmes de la pluie – 
une goutte d'eau pour mes lèvres ?

Ce sont des vers-libres. On retrouve les champs lexicaux de l'eau (onde, mer, larmes, goutte d'eau) et de la chaleur (soleil, feu, brûlé par la lumière, flamme, aridité...). Une sorte de dégradation apparaît dans le poème: il commence par la clarté bleutée, la douceur, ensuite, c'est le soleil, le feu, puis l'ombre. La dernière strophe tend vers la mort, les ténèbres.

Au début, les sonorités sont douces, elle deviennent dures vers la fin du poème.

On retrouve le symbolisme par la présence du flou, par exemple dans les mots "diaphanes", "transparences".

D'autres écrivains: 

Verhaeren, Elskamp, Van Lerberghe...
De nombreux textes de Van Lerberghe sont disponibles sur Internet dont certains mis en musique; c'est le cas aussi d'autres poètes symbolistes belges: Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach qui ont vu leurs textes mis en musique par les plus grands compositeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.


4. Un peintre:  Xavier Mellery
Il est né à Laeken (où son père était jardinier du Palais royal) en 1845 et y est décédé en 1921.Ol suivit les cours de l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et obtint le Prix de Rome en 1870.

Son oeuvre s'inspire des primitifs flamands et italiens mais aussi de Puvis de Chavannes. Comme celui-ci, il peignit de grandes fresques dans des monuments publics.

Il participa à des expositions des XX et de la Libre esthétique ainsi qu'au 6e salon de la Rose+Croix en 1897 à Paris.

Xavier Mellery, L'escalier au pot blanc

Le dessin est construit sur des opposions: ombre et lumière, formes géométriques et courbe, la femme au sommet de l'escalier et le pot, au pied de celui-ci.

On a l'impression que la femme qui monte quitte le quotidien symbolisé par le port, pour l'élever vers la lumière (l'idéal?)

D'autres peintres symbolistes belges:

Jean Delville:
http://membres.tripod.fr/ABADDON_2/abaddon.delville.html
http://www.sublimatrix.com/html/jean_delville.html
http://perso.wanadoo.fr/claire.viallon/META2/LivreArt/Symbol/tresorSat.html

James Ensor:
http://216.156.150.56/artbelgium/fr/detail.cfm?ref=01
http://www.getty.edu/art/collections/objects/oz932.html