A propos de Melancholia de Dürer

Reproduction

Dürer Melancholia I

Melancholia I, source d'inspiration

Reproduction de l'oeuvre

Dürer, Melancholia I (1514)

Dürer

Albrecht Dürer (1471-1528) est originaire de Nüremberg. Peintre et surtout graveur, il propulse la gravure sur bois mais surtout la gravure sur cuivre, art nouveau pour l'époque, à un niveau encore jamais dépassé aujourd'hui. Il voyagea à de nombreuses reprises aux Pays-Bas et en Italie et fut influencé par les artistes qu'il y rencontra.

C'est un homme de la Renaissance, il est d'ailleurs un des premiers artistes à avoir acquis une réputation personnelle. Le nombre d'autoportraits qu'il a réalisés montre bien son détachement de l'art médiéval, même si l'influence du gothique reste forte chez lui, surtout au début de sa carrière.

Lié à l'Humanisme, Dürer est aussi un théoricien, intéressé par les mathématiques et la géométrie euclidienne - qu'il étudie en vue de travailler la perspective dans ses oeuvres - mais aussi par l'anatomie, les sciences naturelles... Par tous ces aspects, il est proche de Léonard de Vinci.

Pour en savoir plus sur la biographie de Dürer:

http://www.bib.ulb.ac.be/coursmath/bio/durer.htm

http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/durer/durer.fr.html

Melancholia I

Dürer réalisa cette célèbre gravure (peut-être la plus célèbre) en 1514. C'est une allégorie qui représente la mélancolie dans la création de l'artiste. Ses interprétations sont nombreuses: certains y voient un autoportrait symbolique ("portrait spirituel" pour Panovsky), d'autres des symboles alchimiques nombreux. Enfin, on a aussi envisagé que cette oeuvre soit une représentation de la géométrie de l'artiste, telle qu'il la développe dans "l'excursus esthétique" du livre 3 du Traité des proportions du corps humain

La Mélancolie

Il semble que Dürer ait puisé son sujet dans De occulta philosophia de Heinrich Agrippa Von Nettesham (1510). Sans doute connaissait-il aussi les textes de Marsile Ficin.
Pour le Moyen Age, quatre "humeurs" seraient responsables des tempéraments humains: le sang, la bile jaune, le phlegme et la bile noire ou mélancolie, au sens étymologique. Ces humeurs sont associées aux saisons, aux quatre âges de l'homme, aux éléments. C'est surtout la mélancolie qui a retenu l'attention, considérée comme une manifestation du génie auquel elle ouvre les portes de l'imagination. 
La mélancolie est ensuite considérée comme un était dépressif qui enlève à l'artiste son enthousiasme, et les astrologues de la Renaissance pensent que le carré magique peut servir de traitement.

Citations

La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste (Victor Hugo)

Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron même de la mélancolie. (Michel de Montaigne)

D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son coeur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? (Senancour)

La mélancolie est l'état de rêve de l'égoïsme (E.M.Cioran)

Quand elle n'est pas engendrée, c'est la gaieté la plus totale. ("Ce spectacle n'engendre pas la mélancolie") (Alain Schiffres, Le nouveau dictionnaire des idées reçues, des propos convenus et des tics de langage.)

Le Carré magique

C'est un concept très ancien qui semble originaire d'Inde et de Chine, 2000 ans avant Jésus-Christ; on le retrouve chez les Arabes et des mathématiciens comme Fermat et Euler s'y sont intéressés.

Sa propriété a fasciné: l'addition des nombres de chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale donnent le même résultat (34, dans le cas du carré de Jupiter). On lui a prêté un caractère ésotérique, d'autant plus que le 3 et 4 sont des chiffres particulièrement importants en alchimie, le 3 symbolisant la vie du monde physique et le 4, celle de l'esprit.

On remarquera également que les deux cases centrales de la dernière ligne indique la date de création de l'oeuvre.

Melancholia I source d'inspiration

L'oeuvre de Dürer a inspiré énormément d'artistes (à commencer par une oeuvre de Picasso, avec laquelle elle présente de nombreux points communs selon les spécialistes), surtout à partir de l'époque romantique. 

Le titre a ainsi été utilisé pour un poème fameux de Victor Hugo, publié dans le recueil Les Contemplations .(Hugo est également l'auteur d'un poème intitulé "A Dürer" dans le recueil Les Voix intérieures). Melancholia est aussi le titre que Verlaine donne à un groupe de poèmes du recueil Poèmes saturniens. On se souvient également que c'est sous ce titre que Sartre proposa le manuscrit - par ailleurs refusé - de La Nausée aux éditions Gallimard.

Gautier, dans son roman fantastique Avatar, y fait référence:

Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes, on eût pu le croire mort; puis le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n'étant plus retenu, reprenait son mouvement et Octave paraissait se réveiller d'un songe. On l'avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d'Albert Dürer; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce mot: melancholia, fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui; il s'était senti glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent à leur eau une patine de bronze.(chap.1)

lire le roman sur le site de Gallica: http://gallica.bnf.fr/Fonds_Frantext/T0101448.htm

Et, bien sûr, on ne peut que penser au "Spleen" baudelairien... On lira avec intérêt les pages que Michel Tournier consacre à l'oeuvre et au thème de la mélancolie dans Célébrations, Mercure de France, 1999 et 2000 (Folio)

Les deux textes proposés ci-dessous associent explicitement cette gravure à un processus de rêve.

Gérard de NERVAL

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée.

- J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l’étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne.

- Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J’y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, - homme ou femme, je ne sais -, voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie, d'Albrecht Dürer. - Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut. (Aurélia, 1855)

Théodore de Banville, Le Stigmate

Et in fronte ejus nomen
scriptum: Mysterium...
Apocalypsis, caput XVII.
Une nuit qu'il pleuvait, un poète profane
M'entraîna follement chez une courtisane
Aux épaules de lys, dont les jeunes rimeurs
Couronnaient à l'envi leur corbeille aux primeurs.
Donc, je me promettais une femme superbe
Souriant au soleil comme les blés en herbe,
Avec mille désirs allumés dans ces yeux
Qui reflètent le ciel comme les bleuets bleus.
Je rêvais une joue aux roses enflammées,
Des seins très à l'étroit dans des robes lamées,
Des mules de velours à des pieds plus polis
Que les marbres anciens par Dypoene amollis,
Dans une bouche folle aux perles inconnues
La Muse d'autrefois chantant des choses nues,
Des Boucher fleurissants épanouis au mur,
Et des vases chinois pleins de pays d'azur.
Hélas! qui se connaît aux affaires humaines?
On se trompe aux Agnès tout comme aux Célimènes:
Toute prédiction est un rêve qui ment!
Ainsi jugez un peu de mon étonnement
Lorsque la Nérissa de la femme aux épaules
Vint, avec un air chaste et des cheveux en saules,
Annoncer nos deux noms, et que je vis enfin
L'endroit mystérieux dont j'avais eu si faim.
C'était un oratoire à peine éclairé, grave
Et mystique, rempli d'une fraîcheur suave,
Et l'oeil dans ce réduit calme et silencieux
Par la fenêtre ouverte apercevait les cieux.
Le mur était tendu de cette moire brune
Où vient aux pâles nuits jouer le clair de lune,
Et pour tout ornement on y voyait en l'air
La Melancholia du maître Albert Dürer,
Cet Ange dont le front, sous ses cheveux en ondes,
Porte dans le regard tant de douleurs profondes.
Sur un meuble gothique aux flancs noirs et sculptés
Parlant des voix du ciel et non des voluptés,
Souriait tristement une Bible entr'ouverte
Sur une tranche d'or ouvrant sa robe verte.
Pour la femme, elle était assise, en peignoir brun,
Sur un pauvre escabeau. Ses cheveux sans parfum
Retombaient en pleurant sur sa robe sévère.
Son regard était pur comme une primevère
Humide de rosée. Un long chapelet gris
Roulait sinistrement dans ses doigts amaigris,
Et son front inspiré, dans une clarté sombre
Pâlissait tristement, plein de lumière et d'ombre!
Mais bientôt je vis luire, en m'approchant plus près
Dans ce divin tableau, sombre comme un cyprès,
Dont mon premier regard n'avait fait qu'une ébauche,
Aux lèvres de l'enfant le doigt de la débauche,
Sur les feuillets du livre une tache de vin.
Et je me dis alors dans mon coeur: C'est en vain 
Que par les flots de miel on déguise l'absinthe,
Et l'orgie aux pieds nus par une chose sainte.
Car Dieu, qui ne veut pas de tare à son trésor
Et qui pèse à la fois dans sa balance d'or
Le prince et la fourmi, le brin d'herbe et le trône,
Met la tache éternelle au front de Babylone!
Février 1841.