Introduction  

Goya

Littérature contemporaine

De Coster

Voltaire

Textes sur la torture:

Ressources

L'inquisition  

Si l'on s'en réfère à la définition du Petit Robert I (édition 1993), l'Inquisition est une "juridiction ecclésiastique d’exception instituée par le pape Grégoire IX pour la répression, dans toute la chrétienté, des crimes d’hérésie et d’apostasie, des faits de sorcellerie et de magie, active du XIIIe au XVIe siècle. (Saint-Office : Congrégation romaine instituée par le pape Paul III en 1542 pour diriger les inquisiteurs et juger souverainement les affaires d’hérésie)." 

On pourra ajouter à cela que, créée initialement pour lutter contre les hérétiques (cathares, vaudois et patarins), elle agit ensuite contre d’autres hérésies, la sorcellerie et, en Espagne - où elle se maintint bien longtemps -, contre les juifs et les musulmans convertis et relaps. Elle fut également utilisée souvent comme un instrument politique (par exemple, en France, par le roi Philippe le Bel contre les templiers).

À cause de son intransigeance et parfois de sa férocité, elle suscita l’opposition de la population mais aussi d'autorités religieuses dépossédées de leurs prérogatives. 

La procédure inquisitoriale se basait sur des dénonciations secrètes, à la suite desquelles le suspect était amené à avouer, souvent après une mise à la question autorisée dès 1252. Les sentences étaient proclamée au cours d’un « sermon général », le fameux autodafé (acte de foi en portugais). Diverses peines pouvaient être prononcées (port de signes infamants, flagellation, prison, pèlerinages, confiscation des biens) ; ceux qui refusaient d’abjurer ou se rétractaient étaient condamnés au bûcher et remis à la justice séculière (le « bras séculier »).

Devenue la Congrégation du Saint-Office, l’Inquisition fut chargée de l’index dès 1917. Paul VI réforma cette congrégation et la renomma « Congrégation pour la doctrine de la foi » en 1965.

L'histoire a retenu les noms d'Inquisiteurs fameux : Guillaume Arnaud pour le Midi de la France, Bernard Gui, Torquemada en Espagne. (D’après Petit Robert, II, 1993).

On mentionnera également Nicolas Eymerich dont on vient de publier le manuel et qu'on retrouvera comme héros d'une série de romans (voir ci-dessous).

Francisco Goya, Scène d'Inquisition

c. 1816, huile sur toile, 46 x 73 cm,
Royal Academy of San Fernando, Madrid

On notera que cette peinture, loin de représenter une scène de torture ou d'autodafé, montre la séance du Tribunal et surtout la confusion des personnages qui y participent. Le peintre met ainsi en cause non seulement l'institution mais aussi son fonctionnement.

Pour en lire plus sur l'interprétation à donner cette oeuvre: http://www.nouvelobs.com/hs_christ/peinture6.html

Deux "Caprichos" de Goya

Les gravures, outre le fait qu'elles sont anticléricales, montrent les accessoires habituels du procès d'Inquisition et, en particulier, le "San Benito"

 

L'inquisition, un thème littéraire contemporain

Plusieurs romans récents exploitent le thème de l’Inquisition :

1. De manière anecdotique, on mentionnera le choix que fait l’auteur italien de Science-fiction Valerio Evangelisti d’un inquisiteur comme héros de sa série Nicolas Eymerich inquisiteur. Son approche est assez stéréotypée, en ce sens qu’il exploite les images traditionnellement attribuées aux détenteurs de cette fonction. Il suffit pour s'en convaincre d'observer le portrait de couverture de l'inquisiteur  : http://www.cafardcosmique.com/auteur/evangelisti.html.

Les caractéristiques stéréotypée de l'inquisiteur, se retrouvent également dans le portrait de Bocanegra (Les Bûchers de Bocanegra) et dans celui de Torquemada du Livre de Saphir de Gilbert Sinoué ou du film de Ridley Scott, Christophe Colomb

2. Dans le chef d’écrivains espagnols (A.Perez-Reverte, Les bûchers de Bocanegra) ou d’origine ibérique (M.Del Castillo, La tunique d’infamie), il s’agit le plus souvent d’aborder le problème du totalitarisme et il semble bien qu’ils utilisent  l’Inquisition comme métaphore du franquisme. Dans cette optique politique, le roman de Del Castillo est du plus haut intérêt.

Des pistes de réflexion pour approfondir la lecture:

  • L'expulsion des maures d'Espagne est considérée par certains historiens comme une des raisons des problèmes économiques que connut le pays durant des siècles. Ce fait, abordé par Del Castillo peut servir de point de départ à une réflexion sur les problèmes d'immigration mais aussi de baisse de population que connaît l'Europe aujourd'hui. 

  • La comparaison des méthodes inquisitrices et des méthodes nazies est évidente, de même que l'organisation totalement déshumanisée du régime et de l'institution.

  • Sur le problème de la torture

    • pour la torture politique, on pourra lire les rapports d'Amnesty International et les multiples articles de presse parus autour de l'affaire Pinochet, par exemple. Des oeuvres de fiction abordent également ce thème comme la nouvelle de Pierre Mertens, L'ami de mon ami. Il faudra s'interroger sur l'expérience de Milgram telle qu'elle est décrite dans le film d'Henri Verneuil I comme Icare. Les films de Costa-Gavras, L'Aveu ou Missing seront également intéressants à visionner.

    • en ce qui concerne la torture judiciaire, on trouvera des textes, en particulier chez Montaigne (Livre II, chapitre 5) et Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, article "Torture" (voir ci-dessous).

Quelques extraits à retenir:

Dans La Tunique d'infamie (les n° de pages renvoient à la première édition chez Fayard):

  • Pouvoir et fanatisme : « La véritable terreur déteste et fuit les massacres. Loin d'aimer le sang, sa tiédeur et son odeur, elle recherche la pureté abstraite. Discoureuse, bardée de syllogismes, elle frappe au cerveau, paralyse l'imagination, tétanise le système nerveux. Elle répand le soupçon, amplifie le remords, réveille le coupable qui sommeille en chacun. Elle jette sur la réalité une lumière crépusculaire. La terreur pure affectionne le pathos, la sentimentalité, la compassion larmoyante. Pour bien tuer, il faut aimer dans l'idéal, jusqu'au fanatisme.» (p.25)

  • Parallélisme entre l’Inquisition et les totalitarismes du XXe siècle: « Ton siècle a cependant établi des discriminations tout aussi folles, séparant les bourgeois des travailleurs, les purs aryens des races abâtardies, déclarées inférieures. N'as-tu pas admis, dans ta jeunesse, la première au moins de ces distinctions, érigée en loi de l’Histoire? … tranquillité publique » (p.129-130)

  • Déshumanisation de l’administration: « Une haute administration, poète, tu n'imagineras jamais à quel point elle vit refermée sur elle-même. ...

    Derrière un suspect, je ne voyais plus un homme, mais un dossier, et la perfection même de notre machine, la complexité de ses rouages renforçaient l'abstraction.

    ... Je n'étais pas insensible, loin de là, ni dépourvu d'imagination : j'étais juge et, devant la Justice, chaque homme s'inclut dans une procédure où il occupe une place prévue par le code. Hors la loi, il n'existait rien.

    … tout pouvoir est une aberration. » (p.296-298)

Dans Les Bûchers de Bocanegra (les n° de pages renvoient à l'édition de poche dans la collection Points), Perez-Reverte, comme avant lui Voltaire, associe politique et fanatisme religieux:

  • Déshumanisation et fanatisme:« Il n'y avait aucune pitié en eux (les inquisiteurs), … Car dans les prisons secrètes de Tolède, j'ai appris, presque au prix de ma vie, qu'il n'y a rien de plus méprisable et de plus dangereux qu'un méchant qui se couche tous les soirs la conscience tranquille. C'est le pire qu'on puisse imaginer. Surtout quand cette bonne conscience s'allie à l'ignorance, à la superstition, à la stupidité ou au pouvoir, ce qui n'est pas rare. Pire encore quand ils se font les exégètes d'une seule parole, que ce soit le Talmud, la Bible, le Coran ou que sais-je encore. Je n'ai pas coutume de donner des conseils - l'expérience des uns ne sert jamais de leçon aux autres - mais en voici un qui ne vous coûtera guère: méfiez-vous toujours de ceux qui ne lisent qu'un seul livre. » (p.173-175)

  • Description de l’autodafé : p.232-240

Charles De Coster (1827-1879), La Légende d'Ulenspiegel (1867) 

De Coster est un pionnier de la littérature belge de langue française, grâce à des oeuvres publiées à une époque où les notre littérature est pratiquement inexistante, avant les années 1880 et l'émergence de La Jeune Belgique.

Cette épopée raconte la vie légendaire d'un héros flamand, Thyl Ulenspiegel, qui symbolise la lutte pour la liberté au XVIe siècle et la révolte du peuple contre les exactions espagnoles (en particulier celles des troupes du roi Philippe II, sous les ordres du Duc d'Albe ). Le langage truculent, le mélange de registres en font une oeuvre unique pour son époque.

 

1. Dans cet épisode, le père du héros, le charbonnier Claes, est amené à comparaître devant le tribunal pour hérésie. On y retrouvera les personnages principaux: Soetkin, la mère de Thyl, Nele sa compagne, Katla voisine devenue folle après avoir subi l'épreuve du feu pour sorcellerie. Seul manque Lamme Goedzak, le compagnon d'aventures de Thyl, le Sancho de ce Don Quichotte flamand.

 

La cloche dite borgstorm (tempête du bourg) ayant appelé les juges au tribunal, ils se réunirent dans la Vierschare, sur les quatre heures, autour du tilleul de justice.

Claes fut mené devant eux et vit, siégeant sous le dais, le bailli de Damme, puis à ses côtés, et vis-à-vis de celui-ci, le mayeur, les échevins et le greffier.

Le populaire accourut au son de la cloche, en grande multitude, et disant: « Beaucoup d'entre les juges ne sont pas là pour faire oeuvre de justice, mais de servage impérial. »

Le greffier déclara que, le tribunal s'étant réuni préalablement dans la Vierschare, autour du tilleul, avait décidé que, vu et entendu les dénonciations et témoignages, il y avait eu lieu d'appréhender au corps Claes, charbonnier, natif de Damme, époux de Soetkin, fille de Joostens. Ils allaient maintenant, ajouta-t-il, procéder à l'audition des témoins.

Hans Barbier, voisin de Claes, fut d'abord entendu. Ayant prêté serment, il dit : « Sur le salut de mon âme, j'affie et assure que Claes, présent devant ce tribunal, est connu de moi depuis bientôt dixsept ans, qu'il a toujours vécu honnêtement et suivant les lois de notre mère sainte Église, n'a jamais parlé d'elle opprobrieusement, ni logé à ma connaissance aucun hérétique, ni caché le livre de Luther, ni parlé dudit livre, ni rien fait qui le puisse faire soupçonner d'avoir manqué aux lois et ordonnances de l'empire. Ainsi m'aient Dieu et tous ses saints.»

Jan Van Roosebeke fut alors entendu et dit « que, durant l'absence de Soetkin, femme de Claes, il avait maintes fois cru entendre dans la maison de l'accusé deux voix d'hommes, et que souvent le soir, après le couvre-feu, il avait vu, dans une petite salle sous le toit, une lumière et deux hommes, dont l'un était Claes, devisant ensemble. Quant à dire si l'autre homme était ou non hérétique, il ne le pouvait, ne l'ayant vu que de loin. Pour ce qui est de Claes, ajouta-t-il, je dirai, parlant en toute vérité, que, depuis que je le connais, il fit toujours ses Pâques régulièrement, communia aux grandes fêtes, alla à la messe tous les dimanches, sauf celui du Saint-Sang et les suivants. Et je ne sais rien davantage. Ainsi m'aient Dieu et tous ses saints. »

Interrogé s'il n'avait point vu dans la taverne de la Blauwe-Torre Claes vendant des indulgences et se gaussant du purgatoire, Jan Van Roosebeke répondit qu'en effet Claes avait vendu des indulgences, mais sans mépris ni gaudisserie, et que lui, Jan Van Roosebeke, en avait acheté, comme aussi avait voulu le faire Josse Grypstuiver, le doyen des poissonniers, qui était là dans la foule.

Le bailli dit ensuite qu'il allait faire connaître les faits et gestes pour lesquels Claes était amené devant le tribunal de la Vierschare.

« Le dénonciateur, dit-il, étant d'aventure resté à Damme, afin de n'aller point à Bruges dépenser son argent en noces et ripailles, ainsi que cela se pratique trop souvent dans ces saintes occasions, humait l'air sobrement sur le pas de sa porte. Étant là, il vit un homme qui marchait dans la rue du Héron. Claes, en apercevant l'homme, alla à lui et le salua. L'homme était vêtu de toile noire. Il entra chez Claes, et la porte de la chaumine fut laissée entrou­verte. Curieux de savoir quel était cet homme, le dénonciateur entra dans le vestibule, entendit Claes parlant dans la cuisine avec l'étranger d'un certain Josse, son frère, qui, ayant été fait prisonnier parmi les troupes réformées, fut, pour ce fait, roué vif non loin d'Aix. L'étranger dit à Claes que l'argent qu'il avait reçu de son frère étant de l'argent gagné sur l'ignorance du pauvre monde, il le devait employer à élever son fils dans la religion réformée. Il avait aussi engagé Claes à quitter le giron de Notre Mère Sainte Église et pro­noncé d'autres paroles impies auxquelles Claes répondait seulement par ces paroles: « Cruels bourreaux! mon pauvre frère! » Et l'accusé blasphémait ainsi Notre Saint-Père le Pape et Sa Majesté Royale, en les accusant de cruauté parce qu'ils punissaient justement l'hérésie comme un crime de lèse-majesté divine et humaine. Quand l'homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes s'écrier: «Pauvre Josse, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour toi. » Il accu­sait ainsi Dieu même d'impiété, en jugeant qu'il peut recevoir dans son ciel des hérétiques. Et Claes ne cessait de dire: « Mon pauvre frère! » L'étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s'écria : « Elle tombera la grande Babylone, la prostituée romaine, et elle deviendra la demeure des démons et le repaire de tout oiseau exécrable ! » Claes disait: « Cruels bourreaux! mon pauvre frère! » (...) L'étranger le voulant patrociner, Claes répondit : « Daignez, messire, ne plus me tenir de pareils discours, qui, s'ils étaient entendus, me susciteraient quelque méchant procès. »

« Claes se leva pour aller à la cave et en remonta avec un pot de bière. « Je vais fermer la porte », dit-il alors, et le dénonciateur n'entendit plus rien, car il dut sortir prestement de la maison.

La porte, ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L'étranger en sortit, mais il revint bientôt y frapper disant : « Claes, j'ai froid; je ne sais où loger; donne-moi asile; personne ne m'a vu entrer, la ville est déserte. » Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, et on le vit, précédant l'hérétique, monter l'escalier et mener l'étranger sous le toit, dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur la campagne... »

« Qui donc, s'écria Claes, peut avoir rapporté tout cela, si ce n'est toi, méchant poissonnier, que je vis le dimanche sur ton seuil, droit comme un poteau, regardant hypocritement en l'air voler les hirondelles? »

Et il désigna du doigt Josse Grypstuiver, doyen des poissonniers, qui montrait son laid museau dans la foule du peuple.

Le poissonnier sourit méchamment en voyant Claes se trahir de la sorte. Tous ceux du populaire, hommes, femmes et fillettes, s'entredirent

«Pauvre bonhomme, ses paroles lui seront cause de mort sans doute. »

Mais le greffer continuant sa déclaration

« L'hérétique et Claes, dit-il, devisèrent cette nuit-là ensemble longuement, et aussi pendant six autres, durant lesquelles on pouvait voir l'étranger faire force gestes de menace ou de bénédiction, lever les bras au ciel comme font ses pareils en hérésie. Claes paraissait approuver ses propos.

« Certes, durant ces journées, soirées et nuits, ils devisèrent opprobrieusement de la messe, de la confession, des indulgences et de Sa Majesté Royale... »

« Nul ne l'a entendu, dit Claes, et l'on ne peut m'accuser ainsi sans preuves!

Le greffier repartit

« On a entendu autre chose. Lorsque l'étranger sortit de chez toi, le septième jour, à la dixième heure, le soir étant tombé, tu lui fis route jusque près de la borne du champ de Katheline. Là il s'enquit de ce que tu avais fait des méchantes idoles - et le bailli se signa de madame la Vierge, de monsieur saint Nicolas et de monsieur saint Martin. Tu répondis que tu les avais brisées et jetées dans le puits. Elles furent, en effet, trouvées dans ton puits, la nuit dernière, et les morceaux en sont dans la grange de torture. »

A ce propos, Claes parut accablé. Le bailli lui demanda s'il n'avait rien à répondre, Claes fit signe de la tête que non.

Le bailli lui demanda s'il ne voulait pas rétracter la maudite pensée qui lui avait fait briser les images et l'erreur impie en vertu de laquelle il avait prononcé des paroles opprobrieuses à Sa Majesté Divine et à Sa Majesté Royale.

Claes répondit que son corps était à Sa Majesté Royale, mais que sa conscience était à Christ, dont il voulait suivre la loi. Le bailli lui demanda si cette loi était celle de Notre Mère Sainte Église. Claes répondit « Elle est dans le saint Évangile. »

Sommé de répondre à la question de savoir si le pape est le représentant de Dieu sur la terre:

« Non », dit-il.

Interrogé s'il croyait qu'il fût défendu d'adorer les images de madame la Vierge et de messieurs les Saints, il répondit que c'était de l'idolâtrie. Questionné sur le point de savoir si la confession auriculaire est chose bonne et salutaire, il répondit

« Christ a dit : « Confessez-vous les uns aux autres. »

Il fut vaillant en ses réponses, quoiqu'il parût bien marri et effrayé au fond de son coeur.

Huit heures étant sonnées et le soir tombant, messieurs du tribunal se retirèrent, remettant au lendemain le jugement définitif.

La Légende d'Ulenspiegel, I, 70.


2. Condamné à être brûlé, Claes subit son châtiment:

 

Le lendemain, qui était le jour du supplice, les voisins vinrent, et par pitié enfermèrent ensemble, dans la maison de Katheline, Ulenspiegel, Soetkin et Nele.

Mais ils n'avaient point pensé qu'ils pouvaient de loin entendre les cris du patient, et par les fenêtres voir la flamme du bûcher.

Katheline rôdait par la ville, hochant la tête et disant

- Faites un trou, l'âme veut sortir.

A neuf heures, Claes en son linge, les mains liées derrière le dos, fut mené hors de sa prison. Suivant la sentence, le bûcher était dressé dans la rue de Notre-Dame, autour d'un poteau planté devant les bailles de la Maison commune. Le bourreau et ses aides n'avaient pas encore fini d'empiler le bois.

Claes, au milieu de ses happe-chair, attendait patiemment que cette besogne fût faite, tandis que le prévôt à cheval, et les estafiers du bailliage, et les neuf lansquenets appelés de Bruges, pouvaient à grand-peine tenir en respect le peuple grondant.

Tous disaient que c'était cruauté de meurtrir ainsi en ses vieux jours injustement un pauvre bonhomme si doux, miséricordieux et vaillant au labeur.

Soudain ils se mirent à genoux et prièrent. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

Katheline était aussi dans la foule de peuple, au premier rang, toute folle. Regardant Claes et le bûcher, elle disait hochant la tête

- Le feu! le feu! Faites un trou : l'âme veut sortir.

Soetkin et Nele, entendant le son des cloches, se signèrent toutes deux. Mais Ulenspiegel ne le fit point, disant qu'il ne voulait plus adorer Dieu à la façon des bourreaux. Et il courait dans la chaumine, cherchant à enfoncer les portes et à sauter par les fenêtres ; mais toutes étaient gardées.

Soudain Soetkin s'écria, en se cachant le visage dans son tablier - La fumée!

Les trois afigés virent en effet dans le ciel un grand tourbillon de fumée toute noire. C'était celle du bûcher sur lequel se trouvait Claes attaché à un poteau, et que le bourreau venait d'allumer en trois endroits au nom de Dieu le Père, de Dieu le Fils et de Dieu le Saint-Esprit.

Claes regardait autour de lui, et n'apercevant point dans la foule Soetkin et Ulenspiegel, il fut aise, en songeant qu'ils ne le verraient point souffrir.

On n'entendait nul autre bruit que la voix de Claes priant, le bois crépitant, les hommes grondant, les femmes pleurant, Katheline disant : « Otez le feu, faites un trou : l'âme veut sortir » , et les cloches de Notre-Dame sonnant pour les morts.

Soudain Soetkin devint blanche comme neige, frissonna de tout son corps sans pleurer, et montra du doigt le ciel. Une flamme longue et étroite venait de jaillir du bûcher et s'élevait par instants au-dessus des toits des basses maisons. Elle fut cruellement douloureuse à Claes, car, suivant les caprices du vent, elle rongeait ses jambes, touchait sa barbe et la faisait fumer, léchait les cheveux et les brûlait.

Ulenspiegel tenait Soetkin dans ses bras et voulait l'arracher de la fenêtre. Ils entendirent un cri aigu, c'était celui que jetait Claes dont le corps ne brûlait que d'un côté. Mais il se tut et pleura. Et sa poitrine était toute mouillée de ses larmes.

Puis Soetkin et Ulenspiegel entendirent un grand bruit de voix. C'étaient des bourgeois, des femmes et des enfants criant

- Claes n'a pas été condamné à brûler à petit feu, mais à grande flamme. Bourreau, attise le bûcher!

Le bourreau le fit, mais le feu ne s'allumait pas assez vite.

- Étrangle-le, crièrent-ils.

Et ils jetèrent des pierres au prévôt.

- La flamme! la grande flamme! cria Soetkin.

En effet, une flamme rouge montait dans le ciel au milieu de la fumée.

- Il va mourir, dit la veuve. Seigneur Dieu ! prenez en pitié l'âme de l'innocent. Où est le roi, que je lui arrache le coeur avec mes ongles ?

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

Soetkin entendit encore Claes jeter un grand cri, mais elle ne vit point son corps se tordant et criant à cause de la douleur du feu, ni son visage se contractant, ni sa tête qu'il tournait de tous côtés et cognait contre le bois de l'estache. Le peuple continuait de crier et de siffler, les femmes et les garçons jetaient des pierres, quand soudain le bûcher tout entier s'enflamma, et tous entendirent, au milieu de la flamme et de la fumée, Claes disant :

- Soetkin ! Thyl !

Et sa tête se pencha sur sa poitrine comme une tête de plomb.

Et un cri lamentable et aigu fut entendu sortant de la chaumine de Katheline. Puis nul n'ouït plus rien, sinon la pauvre affolée hochant la tête et disant : « L'âme veut sortir. »

Claes avait trépassé. Le bûcher ayant brûlé s'affaissa aux pieds du poteau. Et le pauvre corps tout noir y resta pendu par le cou.

Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

La Légende d'Ulenspiegel, I, 70.

Voltaire, Candide

Il s’agit davantage d’une dénonciation du fanatisme religieux que d’une analyse de type politique.

CHAPITRE SIXIÈME

COMMENT ON FIT UN BEL AUTODAFÉ POUR EMPECHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE,ET COMMENT CANDIDE FUT BLESSÉ

 Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence, saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil : huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le sanbenito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour, la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même: « Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres? Passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste! le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port! ô mademoiselle Cunégonde! la perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre! »

Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda, et lui dit : « Mon fils, prenez courage, suivez-moi. »

 Sur la torture

1.Montaigne, Essais

C’est une dangereuse invention que celle des tortures et il semble que c’est plutôt une mise à l’épreuve de la capacité de souffrir qu’une mise à l’épreuve de la vérité. Celui qui peut les supporter cache la vérité. Celui qui peut les supporter cache la vérité et il en va de même… pour celui qui ne peut pas les supporter. Car pourquoi la douleur me fera-t-elle plutôt confesser ce qui est qu’elle ne me forcera à dire ce qui n’est pas ?  réciproquement, si celui qui n’a pas fait ce dont on l’accuse peut trouver en lui la force de supporter ces tourments, pourquoi un coupable ne trouverait-il pas une telle force puisqu’il peut, en contre partie, s’assurer la vie sauve ? Je pense que le fondement de cette invention est la prise en considération de l’effort de la conscience. Car, dans le cas du coupable, il semble qu’elle serve d’adjuvant à la torture pour lui faire confesser sa faute, et qu’elle l’affaiblisse, et dans l’autre cas, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. À vrai dire, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger.

Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour échapper à d’aussi vives douleurs ?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor[1].

Il arrive que celui que le juge a torturé afin de ne pas le faire mourir innocent, il le fasse mourir et innocent et torturé. À cause de la torture des milliers de gens se sont chargés de fausses confessions. Parmi ceux-là, je place Philotas, considérant les circonstances du procès que lui fit Alexandre et la progression des tortures auxquelles il fut soumis.

Toujours est-il que la torture est réputée le moindre mal que l’humaine faiblesse ait pu inventer.

Invention bien inhumaine et bien inutile, à mon sens ! Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les tiennent pour barbares, estiment horrible et cruel de tourmenter et de désarticuler un homme dont la faute est encore douteuse. Qu’en peut-il, lui, de votre ignorance ? N’êtes-vous pas injustes vous qui, pour ne pas le tuer sans raison, lui faites pis que le tuer ? La preuve en est bien ainsi, la voici : voyez le nombre de fois où un homme préfère mourir sans raison que subir cette procédure d’information pire que le supplice que souvent, par sa cruauté, elle avance et accomplit.

Je ne sais d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de notre justice. Une villageoise accusait devant un général d’armée, grand justicier, un soldat d’avoir arraché à ses petits enfants le peu de bouillie qu’il lui restait pour les nourrir, l’armée ayant ravagé tous les villages des environs. De preuve, il n’y en avait point. Le général, après avoir sommé la femme de bien regarder à ce qu’elle disait, d’autant qu’en cas de mensonge elle serait coupable de son accusation,  fit, comme elle persistait, ouvrir le ventre au soldat pour connaître la vérité. Il se trouva que la femme avait raison. La condamnation avait tenu lieu d’instruction.

(Modernisation d’un extrait du Livre II, chapitre V)  

[1] La souffrance force à mentir même les innocents.

2. Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, article "Torture"

Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs : «Cela fait toujours  passer une heure ou deux. »

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? »

Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête.

Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française.

Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu'en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa, et à Solon, s'ils avaient eu assez d'esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l'abolition de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d'anciens usages atroces! «Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l'Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes. »

3. Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV: "Le supplice de Damiens."

Après l'amende honorable, Damiens a été conduit à la Grève, toutes les boutiques et fenêtres garnies de monde pour le voir passer.

Arrivé à la Grève, dans l'enceinte garnie tout autour d'archers à pied et à cheval, il a monté à l'Hôtel de Ville, où étoient les quatre commissaires et autres ; mais point de princes ni de ducs. Il y est resté près d'une heure, d'où on l'a redescendu comme on l'avoit monté, dans une couverture, pour le mettre sur l'échafaud ; c'est-à-dire sur la table de bois où on l'a attaché.

Il est resté près d'une demi-heure assis vis-à-vis de l'échafaud tandis que l'on préparoit tout pour son supplice, et qu'il regardoit tranquillement. Il auroit eu le temps de déclarer ce qu'il auroit voulu au peuple, s'il avoit eu des complices.

Le supplice a commencé vers les cinq heures : la main brûlée, le tenaillement avec le plomb fondu lors duquel il a fait des cris terribles ; ensuite il a été écartelé, ce qui a été long parce qu'il était fort. On a été même obligé d'ajouter deux chevaux de plus, quoique les quatre fussent vigoureux. Comme on ne pouvait pas parvenir à l'écarteler, on a monté à l'Hôtel de Ville demander aux commissaires la permission de donner un coup de tranchoir aux jointures ; ce qui a été refusé d'abord, pour le faire souffrir davantage, mais à la fin il a fallu le permettre. Il n'y avoit personne monté sur les chevaux, ni bourreau, ni huissiers comme on avait dit. Il a fait des cris, mais il n'a proféré aucuns jurements soit à la question, soit au supplice. Les deux cuisses ont été démembrées les premières, ensuite une épaule, et alors le patient est expiré à six heures un quart, après quoi les quatre membres et le corps ont été brûlés sur un bûcher.

Le criminel a souffert les plus grands tourments, pendant plus de cinq grands quarts d'heure, avec assez de fermeté. On dit que les confesseurs n'ont pas été trop contents de lui pour la religion.

Les toits de toutes les maisons dans la Grève, et les cheminées même, étoient couverts de monde. Il y a eu même un homme et une femme qui en sont tombés dans la place et qui en ont blessé d'autres.

On a remarqué qu'il y avoit beaucoup de femmes, et même de distinction ; qu'elles n'ont point quitté les fenêtres, et qu'elles ont mieux soutenu l'horreur de ce supplice que les hommes, ce qui ne leur a pas fait honneur.

Ressources

"Le livre noir de l'Inquisition" in L'Histoire, novembre 2001: un dossier important comprenant articles, chronologie, ressources... pour en voir le sommaire: http://www.histoire.presse.fr/ 

Albaret Laurent, L'Inquisition, Découvertes Gallimard, voir: http://www.gallimard.fr/cgi-bin/gallimard_catalogue_frame2.exe?numero_titre=1035840&collection=133300&collection_simple=333 

Eymericus, Nicolaus, Le Manuel des Inquisiteurs, Albin Michel, Bibliothèque de l'évolution de l'humanité, 2001    

Tincq Henri , « Les bûchers de l'Inquisition sèment la terreur » in Le Monde du mardi 20 juillet 1999  

Oeuvres de fiction :

  • Eco U., Le nom de la rose (Bernardo Gui)

  • Gougaud H., L’Inquisiteur (croisade albigeoise)

  • Hugo V., Torquemada - drame

  • Perez-Reverte A., La peau du tambour (la Congrégation pour la doctrine de la foi aujourd’hui)

  • Poe E., Le puits et le pendule

  • Sinoué G., Le livre de saphir (Torquemada)

  • Villiers de l'Isle-Adam, La torture par l'espérance

Filmographie :

Ridley Scott, Christophe Colomb (Torquemada)

Sites à consulter: